Vie universitaire des étudiants en situation de handicap : expérience et réflexions de Philippe

J’ai un handicap de naissance, je suis infirme moteur cérébral, et n’ai pas l’usage de la parole ni le contrôle de mes mouvements.

Je suis honoré de vous partager mon expérience scolaire et universitaire, mais aussi plus largement mon analyse de cet aspect de la vie des personnes en situation de handicap. 

Je crois profondément que nous assistons à l’émergence d’une génération nouvelle de personnes en situation de handicap, et de personnes dites valides, qui ont à coeur de réunir nos deux mondes dans des projets d’avenir et porteurs de sens. Je me réjouis d’être un des représentants de cette génération et de vous transmettre mes convictions profondes.

Ma scolarité a débuté dans un IEM,  à Neuilly, au sein duquel j’ai pu développer mes capacités intellectuelles et d’apprentissage. Ces années ont été une libération pour moi, avec la découverte de l’alphabet et d’un mode de communication qui est, encore aujourd’hui, au cœur de mon rapport au monde. J’ai eu la chance de pouvoir intégrer par la suite le lycée Toulouse Lautrec à Vaucresson, qui allait m’accueillir pendant les 12 années suivantes. Cet endroit a été pour moi, d’une part, un lieu d’épanouissement privilégié et d’autre part un terrain d’expérimentations et de réflexion quant à mes possibilités intellectuelles et d’action. J’y ai fait l’expérience du meilleur comme du pire, et en relisant ces années aujourd’hui j’identifie l’accompagnement comme étant un point clé de mon épanouissement. Pour ce dernier, je suis tributaire de la sensibilité des personnes qui sont à mes côtés, ce qui peut donner, au mieux une belle collaboration et au pire une cohabitation potentiellement douloureuse ! J’ai par exemple refusé l’accompagnement exclusif par une personne retraitée bénévole. Il était essentiel pour moi de garder une relation d’accompagnement avec les éducateurs et les surveillants du lycée, plus habitués à ma situation. J’ai pu être accompagné par une personne à plein temps, en lien avec l’équipe éducative et les professionnels paramédicaux du lycée, ce qui a représenté une vraie chance pour moi ! Les 12 années passées dans cet établissement m’ont aidé à mieux me connaître.  J’ai compris que j’aurai toujours besoin d’une équipe autour de moi pour assurer mon accompagnement, et que la confiance réciproque était un facteur essentiel de mon épanouissement et de mon sentiment de sécurité. Pourtant, ce lieu si bénéfique pour mon parcours s’est transformé en un dur rappel à la réalité de la fin des années 90… Je croyais pouvoir passer mon Bac en un an, comme les personnes dites valides, ce qui s’est avéré impossible pour des raisons d’organisation. J’ai trouvé par mes propres moyens et obtenu un DAEU, équivalent du diplôme du Bac, ce dernier ne pouvant absolument pas être aménagé à l’époque. Je garde un souvenir douloureux de cette fin de lycée, qui a été pour moi un véritable parcours du combattant. J’ai réussi à obtenir de rester une année supplémentaire au lycée Toulouse Lautrec malgré les réticences de l’établissement, afin de préparer au mieux mon diplôme dans un environnement familier.

Pendant toute cette dernière année, j’ai aussi pu préparer avec mon éducateur-référent mon arrivée dans mon futur foyer et à l’Université Nancy 2. A la fin de l’année scolaire, j’ai même pu faire une semaine de “stage” dans ce foyer,  accompagné les deux premiers jours par mon éducateur-référent de Vaucresson pour apprendre certains gestes de la vie quotidienne aux professionnels de Nancy.

Ayant obtenu mon D A E U,  avec mention, j’ai pu m’inscrire en sociologie en première année de Licence.

Mon arrivée à L’université Nancy 2 a ouvert un nouveau chapitre dans le livre de ma vie. J’étais libre ! Libre d’étudier, de me déplacer et de nouer des liens. Mais pour une personne comme moi, une telle “liberté” prend des airs de prison ! La liberté et l’indépendance que beaucoup recherchent en entrant à l’université m’ont beaucoup déboussolé,  ayant besoin en permanence d’une présence et d’un accompagnement. Dès ma visite de ce foyer pour étudiants en situation de handicap, la directrice m’a bien dit qu’elle ne pourrait pas me mettre quelqu’un en permanence comme j’en avais l’habitude auparavant et que surtout, ce n’était pas la politique de cette structure qui voulait nous autonomiser le plus possible et nous permettre de poursuivre nos études de façon ordinaire. Je n’étais donc que peu accompagné : le foyer nous mettaient à disposition certains moyens humains pour le nursing et partiellement pour la prise de notes pendant les cours à la fac, ce qui n’était pas suffisant pour répondre à mes besoins ! A ce sujet,  une anecdote : au tout premier TD, comme tout était nouveau pour moi et que nous étions en surnombre dans la petite salle de classe où avait lieu ce cours, mes mouvements involontaires athétosiques, dûs à mon handicap physique, me donnaient des airs d’Elvis Presley, les auxiliaires qui s’occupaient de moi le matin ne serrant pas suffisamment les sangles qui retiennent mes jambes et mes bras !

Pour ce qui est de la réponse à mes besoins, j’aurais par exemple voulu avoir accès à mon ordinateur de façon autonome afin de pouvoir travailler par moi même, ce qui n’était absolument pas le cas à l’époque, et qui a bien changé aujourd’hui !

Ma seule façon d’exploiter l’indépendance qui était donnée, et dans mon cas quelque peu imposée, était de faire les cent pas, si j’ose dire, dans mon foyer avec mon fauteuil électrique commandé à l’aide de mon menton ! Une ou deux fois, je me suis autorisé sur un coup de tête (j’étais vraiment inconscient !) à sortir seul, à traverser la rue pour faire un petit tour dans le parc d’à côté. Si j’avais eu un problème de fauteuil ou quoi que ce soit d’autre, j’aurais été bien embêté (personne ne m’aurait compris, d’autant que le foyer ne surveillait pas nos entrées et sorties). Cependant, je garde un sentiment d’audace absolu et je suis quand même un peu nostalgique de cette époque !

Entendons nous bien, j’ai bénéficié d’aménagements en raison de mon handicap, ce qui m’a permis de suivre les cours et de trouver une réponse à mes besoins élémentaire. J’en suis bien conscient et reconnaissant. Ma critique se porte sur cette notion de confiance et d’aménagement individuel que j’ai peiné à retrouver, jusqu’à ce que je fasse appel à deux étudiants pour m’accompagner dans mon travail. Sur le plan paramédical, j’ai rencontré des difficultés similaires. L’accompagnement proposé par le foyer ne répondait pas à mes besoin et j’ai dû me résoudre à faire appel à un kiné en libéral pour ma prise en soin.

Au bout de trois ans de compromis et de difficultés, mais aussi de belles surprises parfois, le foyer m’a annoncé qu’il serait probablement mieux pour moi d’aller dans une MAS (Maison d’Accueil Spécialisée), qui répondrait davantage à mes besoins et mes attentes. Voulant retourner plus près de ma famille en région parisienne, je décidais de suivre leur conseil et de quitter mon foyer, croyant naïvement en cet eldorado d’accueil !

Si mon expérience en foyer pour étudiants en situation de handicap a été plutôt négative, ce n’est pas le cas du diagnostic que je peux en faire aujourd’hui. Je crois que le caractère hors norme de mon handicap a généré un fort sentiment d’impuissance chez les personnes engagées dans cette initiative. La directrice du foyer, qui me voyait tourner inlassablement dans les couloirs, ne me demandait même pas ce que j’aimerais qu’elle fasse pour remédier à ce problème, elle préférait passer à côté de moi en m’ignorant ! Pourtant, par bien des aspects, cette structure,  en lien avec l’université,  était extrêmement novatrice ! La possibilité d’aménager la temporalité de mes études, tant pour la validation des UE en plusieurs années que pour les rendus de devoirs pour lesquels je pouvais bénéficier de temps supplémentaire, et que je pouvais faire à domicile ; l’atmosphère moins aseptisée que dans d’autres foyers pour personnes handicapées; un sentiment de bienveillance et d’authenticité; la possibilité de contrôler mon emploi du temps, mes menus et mes activités; autant de facteur précieux d’humanisation des personnes en situation de handicap accueillies !

Comme je vous l’ai dit, j’ai posé le choix, au bout de trois ans passés dans le foyer de Nancy, d’intégrer une MAS à Neuilly et de continuer mes études de sociologie à l’université de Nanterre. Loin de constituer une réponse à mes attentes, mon séjour dans cet établissement est venu renforcer mon expérience négative de ce type de structures d’accueil spécialisé. J’étais le seul à avoir un rythme d’étudiant et l’établissement n’était absolument pas adapté à ce mode de fonctionnement. Je ne comprends toujours pas aujourd’hui comment j’ai pu être admis alors que mes besoins étaient si différents de leur capacités d’accueil.

Du fait de ce décalage, j’ai vécu très difficilement cette période, ce qui a forcément impacté la qualité de mon travail universitaire ! Je peux aujourd’hui témoigner de la relation étroite entre qualité de l’environnement et réussite scolaire. J’ai donc très rapidement quitté la MAS de Neuilly pour rejoindre la résidence universitaire de Nanterre.

Dans un premier temps, j’ai cru avoir trouvé un équilibre ! J’étais accompagné 24 heures sur 24, dans ma vie universitaire comme dans ma vie de tous les jours, ce qui était très satisfaisant. Les complications n’ont pas tardé à pointer leur nez. La dynamique de la résidence a changé, passant d’un accompagnement personnalisé à une prise en charge plus classique, uniformisée, mutualisée. J’étais donc à nouveau pris dans les écueils du système universitaire, privé de mon accompagnement 24 heures sur 24 et devenant un étudiant parmi tant d’autres !

J’ai tout de même fini par valider ma licence puis mon master de sociologie et par retrouver un équilibre qui me permettait d’avancer. C’est dans ces conditions que m’est venue la volonté d’écrire un livre retraçant mon parcours et mon vécu des institutions.

N’ayant manifestement pas retenu la leçon, j’ai décidé de prolonger mes études en attaquant un deuxième master portant sur les pratiques inclusives du handicap à l’INS HEA.

Aujourd’hui, après plusieurs années durant lesquelles les responsables de cet établissement n’ont pas voulu maintenir un lien professionnel avec moi, j’ai réussi à les convaincre de la nécessité de la présence de personnes en situation de handicap dans leur équipe pédagogique. C’est une grande joie pour moi de pouvoir participer à la formation des étudiants qui seront chargés de construire l’avenir des institutions du handicap.

Vous aurez compris maintenant que mon parcours scolaire et universitaire n’a pas été de tout repos ! J’ai fait des rencontres formidables, témoignant d’une volonté de me comprendre et de m’accompagner, mais j’ai aussi croisé la route de personnes repoussées ou déboussolées par mon handicap et mes besoins très spécifiques.

Je garde de ces années une grande fierté, une certitude de pouvoir ouvrir toutes les portes et relever tous les défis ! Je n’oublie pourtant aucune des indifférences, aucun des rejets, et me rappelle de chaque compromis, mais je fais le choix de l’optimisme. Je crois que mon expérience met en lumière la nécessité d’un changement dans la construction et l’accompagnement du parcours scolaire et universitaire des personnes en situation de handicap.

En effet, même si, je le reconnais, mon cas est hors normes et particulièrement délicat à accompagner et à gérer, je n’ai jamais réellement trouvé de réponse satisfaisant mes besoins. Au lycée Toulouse-Lautrec, j’ai pu obtenir ce dont j’avais besoin, mais seulement au prix d’un bras de fer constant. A Nancy, j’ai ressenti un manque de flexibilité et de compréhension face à mes besoins et mes aspirations. Dans la suite de mes étude j’ai fortement ressenti le manque de liens social avec les autres étudiants de mon cursus.

Je suis bien conscient du défi que représente l’écoute des besoins individuels pour les institutions, mais c’est dans cette écoute que naît le respect. La norme est de mettre en place une distance professionnelle avec les personnes en situation de handicap. Cette distance veut protéger à la fois les accompagnants et les accompagnés, mais elle est pour moi profondément incompatible avec un accompagnement adapté. Comment espérer mettre en place une démarche satisfaisante sans s’impliquer émotionnellement, sans donner de soi. Ce refus du lien est un facteur de déshumanisation.

La réalité dont je vous ai fait part est déjà en train de se transformer ! Les personnes en situation de handicap ont de plus en plus accès aux études supérieures. Cependant, l’entrée dans la vie universitaire est encore un combat, il nous faut nous justifier de notre présence, là où cette question ne se pose même pas pour les personnes dites valides. Certes, nous avons besoin que le cursus universitaire s’adapte à nos particularités, mais la question à se poser devrait être “comment le faire” et non “cela vaut-il la peine de le faire” !

Reformuler la question de nos études supérieures de cette façon permettrait de limiter la rupture brutale de suivi et d’accompagnement à la fin des études secondaires. L’objectif d’une telle démarche est aussi, selon moi, de limiter un phénomène que je nomme “handification”. Il s’agit de ne considérer les personnes en situation de handicap qu’au travers de leurs limitations, dérive particulièrement présente au sein des établissements d’accueil ou “foyers”.

Je couple souvent ce terme d’”handification” avec celui de “validification”, qui désigne la dynamique inverse. J’entends dans cette “validification” le fait de mettre de côté nos limitations pour se concentrer sur nos capacités. Cela peut avoir un double effet. Si nos limitations sont simplement occultées, elles deviennent un obstacle à notre réussite. Mais si la distance professionnelle cède la place au respect, si notre accompagnement nous permet de composer avec nos difficultés et de développer notre pouvoir d’agir, alors notre potentiel peut s’exprimer pleinement et nous nous sentons devenir, dans le regard de ceux qui nous entourent, des semblables !

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