Universités d’été 2022 Démocratie et Spiritualité propos par Philippe Aubert

Lyon, le 11 septembre 2022

Je vous remercie de me donner la parole.
Je vais commencer par une petite provocation, en vous disant que j’ai un atout par rapport à vous : je suis un homme inutile !
Je vous renvoie d’emblée à un livre de Pierre-Noël Giraud, intitulé justement « L’Homme inutile », et sous-titré « Du bon usage de l’économie ».
C’est un livre d’économie, mais que j’ai lu, en sociologue d’abord, puis de mon point de vue de personne singulière.
Il m’a fait comprendre que, derrière les modèles économiques, se propageait un modèle anthropologique.
Une vision de l’homme et de la société, mais aussi une réalité tangible.
L’homo économicus, n’est pas une fiction, c’est un humain réel, mû réellement par les valeurs du calcul rationnel, et agent du marché.
En ce sens, c’est un humain utile !
L’utilité est, d’ailleurs, la valeur suprême de son comportement.
Tout ce qui a de la valeur est utile et réciproquement.
Dans son dernier rapport, l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, a analysé les systèmes de valeur prévalant dans les rapports à la Nature, et démontre que le présupposé utilitaire conduit inévitablement à ne pouvoir considérer la nature que comme une ressource, sans pouvoir lui attribuer de valeurs intrinsèques.
Dans le même esprit, les travaux de Hartmut Rosa sur l’Accélération, puis ceux sur la Résonance montrent que nos comportements, même sensibles, reposent sur ce sentiment de disponibilité utilitaire du monde autour de nous, au rythme des temporalités imprimées par nos sociétés.
Le paradoxe de cette situation, c’est que l’humain domine tout, mais ne contrôle plus rien. Ni à l’intérieur de nos sociétés, ni à l’extérieur.
Le secteur de la santé est un bon exemple de ces impasses.
Donc, pour me résumer, c’est cet utilitarisme qui domine nos valeurs et détermine nos comportements.
Mais, paradoxalement, l’homme utile est un homme démuni !
On ne dira jamais assez que cette société fondée sur l’utilitarisme et se targuant d’efficacité et de productivité optimales produit des masses de biens inutiles, des déchets, et des gaspillages incommensurables.
D’où, la réflexion nécessaire sur les besoins essentiels pour une bonne vie !
On peut lire comme antidote : « Le manifeste de l’utilité de l’inutile », par Nuccio Ordine.
Je me suis permis cette digression pour vous exprimer le point de vue avec lequel je vais intervenir sur ces Universités d’été.
J’ajouterais que ce point de vue d’homme inutile m’amène sans doute à survaloriser l’expérience vécue aux marges de notre société d’utilité. Mais, c’est un regard grossissant et non déformant.

Dans son propos sur Simone Weil, Nathalie Calmes Cardoso a eu cette phrase étonnante pour moi.
Je la cite : « Aussi, la réflexion weillienne nous laisse-t-elle entendre les échos d’un désarroi, qui, tout en étant historiquement situé dans une période qui n’est plus la nôtre, éclaire pourtant aujourd’hui nos propres inquiétudes. »
Je me suis senti alors très proche de Simone Weil, d’autant que sa volonté d’incarner ses engagements fait aussi résonance avec mes convictions sur les conditions d’accès à la connaissance.
J’y reviendrai.
Mais, la référence à nos propres inquiétudes actuelles m’a révélé un sous-entendu, terriblement présent dans ces Universités d’été, à savoir un sentiment de gravité face aux dangers, et aux incertitudes du monde qui vient.
Mathilde Imer l’a dit avec force en exprimant son éco-anxiété, et celle de sa génération.
Je la partage profondément.
Je pense que cette analyse qui étreint beaucoup de participants aurait pu être plus explicite.
Pourtant, je partage aussi profondément l’optimisme volontaire de Pierre Giorgini sur « Oser le futur ».

Comment agir dans un tel contexte ?

Nous sommes ici, je crois, au cœur de ces Universités d’été ; d’un côté, un diagnostic implicite assez noir sur les réalités du monde en devenir, et de l’autre, une foi très forte dans la capacité à construire une éthique de l’action, susceptible d’assumer un profond changement de civilisation.
Dans cette voie, je crois que faire appel à Paul Ricoeur est opportun.
D’autant, que François Dosse, nous a révélé ses proximités de pensée avec Hans Jonas et Michel Serres.
Ces références me permettent d’introduire une réflexion sur le point de vue à adopter pour élaborer cette éthique nécessaire, et peut-être ses supports utopiques évoqués dans la question d’ouverture de ces Universités d’été.
Comment inspirer les utopies nécessaires au monde qui vient ?
Hans Jonas a écrit : « Seule la vie peut connaître la vie », et Michel Serres a introduit le « Contrat naturel ».
Ma question est alors : n’est-on pas confronté à un changement de civilisation qui, non seulement bouleverse les équilibres internes de nos sociétés, mais aussi tout notre rapport au monde ?
Je suis personnellement très sensible aux nouveaux cadres de pensée qui émergent peu à peu des travaux sur le changement climatique et l’évolution de la biodiversité.
Les considérations sur le vivant – je pense notamment au dernier livre de Dominique Bourg et Sophie Swaton « Primauté du Vivant, Essai sur le pensable » – ouvrent des perspectives considérables pour concevoir de nouveaux modes d’action.
En particulier, nos sociétés ne peuvent échapper à des questions fondamentales sur nos connaissances et leur utilisation.
Pierre Giorgini, nous a dit, en réunion d’approfondissement vendredi après-midi, que nos sociétés étaient passées du “connaître pour faire” au “faire pour connaître” avec les technosciences, et que nous allions vers le “faire sans comprendre” avec nos manipulations du vivant.
Le transhumanisme et le post-humanisme sont des humanismes, pensés par des humains pour des humains ! Que cela nous choque ou non !
On comprend mieux alors la profondeur du titre du livre, plein de sagesse et d’humilité, du centenaire Edgar Morin « Connaissance, ignorance et mystère ».
Ce vingt et unième siècle ne signe-t-il pas alors l’apogée des sociétés démocratiques oligarchiques, et en même temps leurs crises, comme l’a aussi évoqué Mathilde Imer ?
Pierre Giorgini a, de son côté, parlé, dans son exposé, du paradigme de l’endo contribution, sorte de solution exutoire, antidote nécessaire face à l’engorgement auquel conduit l’exo-contribution, centralisatrice et descendante.
On voit bien qu’on est ici confrontés directement à une révolution de nos modes de fonctionnement économiques et sociaux, et aux valeurs correspondantes.
Pierre Giorgini a évoqué, sans développer ce sujet, l’économie de la contribution, chère à Bernard Stiegler.
Ceci, donne toute son actualité aux recherches de nouvelles formes d’expression de l’intelligence collective, comme celle de la Convention Citoyenne sur le Climat.
Mais, cela entraîne nécessairement une très profonde évolution de nos conceptions du social, encore trop centrées exclusivement sur les questions de répartition, et non sur celles du pouvoir d’agir, et du pouvoir de contribuer.
En tant que personne en situation de handicap, je suis particulièrement sensible à cette évolution.
J’évoquais en introduction, l’homme inutile dans une société de l’utilitarisme, avec ses nombreuses trappes à inutilité, condamné à vivre toute sa vie de façon précaire, sans pouvoir faire valoir une quelconque contribution aux communs.
On voit donc bien que la situation de nos sociétés est particulièrement instable, et que nous accédons à un stade que je qualifierais d’explosif, et qui ne peut qu’attiser les violences de toutes sortes.
C’était donc judicieux d’interroger l’œuvre de René Girard.
Ne nous cachons pas que nous sommes sur une poudrière, et pour paraphraser Jacques Chirac : « La Maison explose, et nous regardons ailleurs. ».

Dans ces conditions, peut-on construire une éthique de l’action, inspiratrice d’utopies constructives pour aborder de façon délibérée les métamorphoses nécessaires ?
Je ne sais pas.
Je sais seulement que cette éthique doit être élaborée pour un monde complexe, incertain dans ses réactions, sources d’émergences inédites, positives ou négatives.
Je sais aussi, que cette éthique doit être l’occasion pour l’humain de se décentrer vers le vivant ; il n’est pas le seul habitant de la Terre, mais seulement un co-habitant.
Peut-on construire cette éthique sans prendre en considération les écosystèmes naturels et tout le vivant, à l’heure où certains avancent des droits pour la Nature ?
Je suis sensible à des travaux comme ceux de Corine Pelluchon « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité, Les hommes, les animaux, la nature », ou à ceux de Bruno Latour, autour des notions de changement de régime climatique et de zone critique intitulés, « Où Atterrir ? ».
Cette éthique doit aussi encadrer nos connaissances et leurs utilisations.
C’est peut-être ici un point névralgique.
Je reprends ma réflexion du début de mon exposé.
Je me suis rapproché de l’œuvre de Francisco Varela, neurobiologiste chilien ayant développé une relation étonnante avec le Dalaï Lama.
Je retiens pour l’instant comme première leçon, que l’esprit et le corps ne font qu’un, et que l’expérience vécue à la première personne est la seule ouverture possible à la connaissance, à condition qu’elle soit en interrelation avec l’expérience d’autres individus ; et seulement alors, la science, ou la sagesse peuvent apporter concomitamment leurs contributions.
J’ai l’impression que je décris ici, le processus d’intelligence collective que nous a présenté Mathilde, à propos de l’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat.

J’en tire une première conclusion :
Cette éthique me paraît, ne pas correspondre exactement aux catégories de Max Weber : éthique de la responsabilité versus éthique de la conviction. Elle les intègre sans doute.
Elle est une éthique de la complexité et du discernement.
C’est pourquoi, j’ai proposé aux Universités d’été de Démocratie et Spiritualité, l’année dernière, qu’elle soit fondée sur le désarroi, comme évoqué par Nathalie Calmes Cardoso, dans son propos sur Simone Weil.
Le désarroi, ce n’est pas la désespérance, c’est un doute en action. L’acteur qui le vit, évalue avec discernement à tout moment ses fins, ses moyens et ses responsabilités, face aux effets incertains ou inédits de ses actes.
La spiritualité émerge de ce processus, et elle devient alors à son tour, une force créatrice de discernement et d’engagement.
Elle ne surplombe pas l’expérience, mais l’alimente comme l’ont montré dans leurs domaines respectifs Philippe Filliot, et Hajar Masbah, ainsi que Rachid Koraïchi dans le film projeté l’autre soir.

En conclusion, je voudrais illustrer mes propos par quelques réflexions sur la condition du handicap.
Cela peut peut-être avoir une portée plus générale. Je pense aux travaux de Pierre Rosanvallon « Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français. ».

Les personnes en situation de handicap sont généralement perçues au travers de leurs difficultés, de leurs incapacités, et au regard des conditions des personnes dites valides.

Et, il est parfaitement légitime de traquer sans relâche tous ces obstacles, et de les lever.

Mais, cela ne suffit pas.

Les personnes en situation de handicap ne doivent plus être réduites à leurs incapacités, à ce que j’appelle leur handification ; mais doivent être d’abord vues au travers de leurs capacités, de leurs habiletés à vivre dans un monde encore trop souvent difficilement accessible.
C’est à l’aune de la prise en considération de leurs aptitudes, qu’il faut envisager leur contribution à notre société.
Je postule que les personnes en situation de handicap sont toutes des bricoleurs de génie de la vie ; avec peu, ils font beaucoup.
Pour moi, leur expérience, notre expérience, est un réservoir immense de résilience, de créativité et d’humanité pour notre société, pour notre République.
Au moment de passer le Baccalauréat, je me souviens m’être entendu dire, de façon péremptoire : « A quoi sert d’envisager de passer le Bac, et de faire des études supérieures, puisque tu n’auras jamais d’activités professionnelles ? Ton destin c’est de vivre en foyer occupationnel. »

Beaucoup de choses ont évolué depuis cette époque !

Nous sommes maintenant une génération nouvelle !

Je l’appelle la génération « Vestiaires », en référence à la série télévisée du même nom, gentiment insolente et décomplexée.

Cette génération veut plus, et peut davantage.
Elle ose prendre la parole, communiquer, s’exposer.
C’est aussi un mouvement international !

Non seulement cette génération demande qu’on reconnaisse ses droits, mais avant tout ses capacités, ses capabilités, ses habiletés ; mais aussi, ses compétences, ses connaissances, ses œuvres et ses créations ; et, j’ajouterai ce qui est essentiel, ses responsabilités.
Elle se veut responsable pour elle, mais aussi pour l’ensemble de la société. Elle se veut pleinement citoyenne !
Elle a compris que nous vivions tous des mutations considérables qui nous affectaient tous ensemble, personnes dites valides et personnes en situation de handicap.
J’ai été très intéressé par le livre de Pierre-Noël Giraud, « L’homme inutile », dans lequel l’auteur montre que cette société, fondée sur l’utilitarisme, produit des trappes à inutilité.
Je trouve ce concept très suggestif. La présomption d’inutilité est trop souvent notre quotidien !

Mais, tout change. Tout doit changer !

La Covid 19 nous a déjà amenés à revisiter plusieurs fois la notion de personnes vulnérables, par exemple.

Je sais bien qu’il n’est ni évident, ni simple de concentrer d’abord son attention sur les capacités pour mieux examiner ensuite les difficultés, les empêchements et les inaccessibilités.

Cela se heurte à beaucoup d’habitudes, de représentations et de préjugés, de biais cognitifs et de procédures administratives.

Je crois que nous avons tous ensemble un travail très intense à effectuer, à court et à long terme.

Il est nécessaire de mieux introduire un esprit de recherche et d’expérimentation, de co-construction et d’évaluation, avec ceux qui sont directement concernés.

La clé de voûte de ce travail, c’est la reconnaissance de l’expérience singulière de toutes les personnes en situation de handicap, comme étant notre capital commun ; faciliter son expression, et aider à la communiquer ; traduire, sans trahir.

Accepter de bousculer les habitudes, explorer les chemins de traverse ; pas à pas s’il le faut.

L’accompagnement du pouvoir d’agir, n’est pas celui de la protection, même s’il doit l’intégrer. Il faut certainement des méthodes nouvelles de penser et d’agir.

Pour l’anecdote, j’ai appris l’essentiel de mon vocabulaire, le goût des mots percutants et des phrases qui donnent du sens, qui traduisent des émotions, grâce à ma passion, très jeune, pour la chanson française, alors que je ne pourrai jamais chanter, et qu’il m’est difficile de lire !

Ce matin, je me suis exprimé grâce à la voix de synthèse de mon ordinateur et à ma commande oculaire.
Est-ce une prouesse technique, ou bien le moyen d’une communication réelle et humaine, fruit d’un long processus d’apprentissage individuel et collectif avec l’aide de la technologie ?

« Je ne voudrais pas avoir son existence » : c’est ce qu’une personne a immédiatement répondu récemment, quand mon accompagnateur Noël, lui a présenté mon livre, « Rage d’exister ».
Il y a quelques années, j’ai signé une tribune avec quelques amis pour répondre à une personne qui justifiait de son droit à décider de sa mort, du fait de son risque de dépendance en vieillissant. « La perte d’autonomie, pour moi, c’est la fin de la vie », disait-elle.

Je ne juge pas ces propos et ces attitudes, que je comprends. Ils expriment des émotions très humaines, de peur et de honte.

Mais, ce rejet des conditions de notre existence est la pire des relégations, car il rapporte notre existence à ces conditions, et nous projette dans une extériorité « inhumaine ».

Mon existence n’est pas « enviable » !
Et, « Mieux vaut faire envie que pitié », dit l’adage.

Quel dilemme ! Si on ne peut pas faire envie, il faut se satisfaire de la pitié ; et de tous ses avatars, notamment de la « condescendance bienveillante » !
Toute personne dite « en situation de handicap », quel que soit ce handicap, visible ou non, connaît cette épuisante injonction d’être soi et de croire en soi, malgré l’opinion dévalorisante des autres. C’est une charge psychique énorme. Elle nous pousse aux limites, et nous détruit souvent, sous la forme de la dépression profonde et durable, ou de l’enfermement obsessionnel dans un nombrilisme angoissé.
Elle rend difficile, ou même impossible, inaudible, la construction et l’expression de notre joie de vivre.
Et, aucune politique du handicap ne peut vraiment nous en préserver.
J’allais dire au contraire !

Mais je souhaite être bien compris.

Je ne conteste pas l’apport considérable des politiques publiques vis-à-vis du handicap. Mais, toute action de ce genre « catégorise », ou « norme », donc protège en séparant. Chacun perd sa singularité au sein d’« espèces » séparées : les handicapés et les valides.

Je ne sais pas, moi-même, comment m’exprimer à ce sujet. Aussi, je parle systématiquement de personnes « en situation de handicap » et de personnes « dites » valides pour essayer de montrer notre commune humanité, et notre commun besoin d’exister pour vivre.

« Vivre en existant » est le titre d’un des derniers livres de François Jullien. Il s’adresse à nous tous. Chaque femme, chaque homme, porte cette question « existentielle ».

Et, Alain Ehrenberg nous montre bien dans, « La Fatigue d’Être Soi » que cette charge psychique est aussi une forme particulière de l’individualisme contemporain. Nous sommes tous menacés de sombrer dans une sorte de « burn-out existentiel » ; non pas du fait de notre handicap, mais du fait des exigences de nos conditions sociales de vie.

C’est pourquoi, j’affirme que :
Le handicap n’est pas un malheur, mais un défi individuel et collectif ;
Et, qu’il n’est pas non plus une incapacité en soi, mais un degré de vulnérabilité.

Vulnérabilité, caractère commun à tous les humains, et qui nous rend responsables les uns les autres (si je peux faire ici référence à Emmanuel Levinas ; aux travaux et aux ouvrages de Corine Pelluchon, et, à ceux des Chaires animées par Cynthia Fleury, notamment « Le Soin est un Humanisme »).

Peut-on fonder une conscience commune de notre société, à partir de cette approche ?

Je crois que ceci est possible, si nous associons « vulnérabilité » et « pouvoir d’agir ».

La vulnérabilité humaine n’est pas un état, mais un processus individuel et collectif. La vulnérabilité est une force considérable si les autres nous « autorisent » entre guillemets, à l’utiliser, pour leur bien, comme pour le nôtre.

Moi qui vous « parle », je n’ai jamais prononcé un mot, ni écrit un mot de mes propres mains !

Je sais donc, ce que je me dois, et, ce que je dois aux autres, mais c’est « indémêlable », indissociable !

« Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres » disait Hannah Arendt.
Ce qui est sûr pour moi, c’est que je n’en serais pas là si, moi avec des autres, je n’avais pas « osé ». Oser ce que certains pensaient impossible.

Et, si l’audace était, comme la vulnérabilité, le propre de l’humain, comme être vivant, individuellement, et collectivement, indissociablement ?
Vulnérabilité et audace ; audace et vulnérabilité.

Humilier quelqu’un, c’est le priver de la possibilité d’exercer cette audace, de construire sa légende personnelle avec les autres.

Le handicap, quel qu’il soit, peut dégager une force de vie colossale.

Mais, il y en a encore tant qui restent privés de ce pouvoir d’agir, ou qui n’osent pas le saisir.

Face à une certaine inertie, soyons impertinents, comme nous y invitait Michel Serres, dans son ouvrage intitulé « De l’impertinence aujourd’hui », voire avec un peu de dérision, comme nous y convie la chouette série télévisée « Vestiaires ».

Souvenons-nous du « Cancre » de Jacques Prévert, et soyons tous des cancres !

« Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et, malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec les craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur. »

En réalité, il s’agit de repenser profondément une éthique du handicap, à partir de cette « audace » des plus vulnérables de vouloir et de pouvoir agir, donc d’exister. Et, il s’agit de la transposer dans toutes nos institutions, celles du handicap, et les autres.

Ceci se fera « avec » nous, les personnes en situation de handicap, non pas « pour » nous, mais « PAR » nous. Et, je souhaite insister sur le mot, par !

Nous sommes dans un autre « espace-temps ». Un autre souffle doit présider à la mise en œuvre nécessaire des valeurs d’émancipation et de création, de singularisation, de différenciation sans discrimination, de protections innovantes et ouvertes.

Ma conviction, c’est que la société ne deviendra inclusive que si elle se construit avec tous, sur les problèmes de notre époque, à partir des conditions de notre temps. Ce n’est pas un idéal formel pour demain, mais, une construction sociale « incarnée » entre guillemets, d’aujourd’hui.

Nous sommes, et nous allons être confrontés à des problèmes considérables, dont le moindre n’est pas les révolutions induites par l’évolution exponentielle des techno-sciences, l’intelligence artificielle, l’épigénétique, la biologie, les neurosciences. Le monde du handicap n’est-il pas déjà un « secteur de pointe », et d’innovations pour tester les heurts et malheurs de ce que l’on appelle « l’homme augmenté » ?

Soyons les « vigies » attentives de l’humanité, sorte d’humanitaires d’un nouveau genre, vis-à-vis des promesses sérieuses, mais aussi, des excès ou des abus d’une certaine « prétention » technologique ; et, non pas des cobayes passifs.

Armons-nous pour être à la hauteur du point de vue éthique et pratique.

C’est pour cela, que je pense que les personnes en situation de handicap doivent être au coeur de la société, et du monde qui vient des « militants » actifs de la transition écologique, à même d’aider à « rebattre les cartes », pour créer des nouveaux leviers et espaces d’inclusivité, et d’exercer ainsi leur pleine citoyenneté.

Pour « oser la Fraternité Heureuse », programme-slogan que j’ai proposé il y a quelques années !
Fraternité, ce terme, si peu mis en exergue, de notre belle devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité », et pourtant, seul en mesure de relancer les deux autres termes, trop souvent réduits, l’un, la Liberté, à la simple autonomie, et l’autre, l’Égalité, à la solidarité.

Le mot Heureux, entre en résonance avec le titre du Programme de la Résistance.

« Les Jours Heureux », car exister, c’est d’abord résister avec espérance.

C’est à quoi nous invite aussi Boris Cyrulnik avec ce beau titre « La nuit, j’écrirai des soleils ».

A la fin de ce propos aujourd’hui, je tiens à vous remercier de votre attention. pour votre invitation à être votre grand témoin pour cette université d’été de Démocratie et spiritualité.

Je vous prie de m’excuser pour le caractère improvisé de mon intervention. C’est un peu le principe de ce genre d’exercice. Je vous fais ici la promesse de vous faire parvenir ultérieurement un propos par écrit, plus réfléchi, sur ces trois jours.

Je souhaite que mes propos apportent de l’eau au moulin des synthèses et réflexions qui suivront ce matin. et me tient à votre disposition pour en échanger.

Et, je vous fais une légère explication de la musique qui va suivre. Il s’agit du générique du film Jeux interdits. Il m’est particulièrement cher, car il s’agit de la musique qui, à deux ans et demi, apaisait mes nuits loin de mes parents, dans mon premier foyer de vie. Mon premier souvenir. Encore très vivace.

Merci.

Philippe AUBERT