Jeudi 8 octobre 2020 à Orléans.
Merci beaucoup, Stéphane de Laage pour l’animation de ce colloque et pour nos échanges au préalable.
Je suis très touché par votre présentation chaleureuse.
Mesdames, Messieurs bonjour,
Je tiens à remercier tout d’abord les organisateurs de ce colloque SOSS pour leur invitation à m’exprimer devant vous aujourd’hui.
Merci d’avoir maintenu l’événement en présentiel, dans un contexte si difficile cette année.
Je tiens également à exprimer ma gratitude au Professeur Charles Gardou, qui s’est exprimé avant moi, pour ses propos toujours inspirants pour moi et pour l’équipe de l’association « Rage d’exister » qui m’entoure.
Je n’oublie pas qu’il m’a fait l’honneur d’écrire la postface de mon livre « Rage d’exister » paru en 2018.
Merci enfin à chacune et chacun d’entre vous d’être venus assister à ce congrès et ainsi vous rassembler en respect des gestes barrières.
J’ai 41 ans depuis quelques jours, et comme vous pouvez le constater, je vis avec une paralysie cérébrale, depuis ma naissance.
Je suis athétosique de surcroît, ce qui fait que je n’ai pas le contrôle de mes mouvements, ni la fonction de la parole, ce qui m’oblige à vous parler via une synthèse vocale que je commande par voie oculaire !
J’ai toujours beaucoup utilisé mon visage et ses expressions pour m’exprimer.
Dès mon enfance, avant la maîtrise de l’alphabet et du Français, j’ai communiqué grâce à ce moyen.
Encore maintenant, cela reste un moyen capital pour exprimer mes émotions, qui ne peuvent pas toujours transparaître à travers ma voix numérique !
J’ai pris notamment très tôt conscience du rôle des yeux, du regard.
C’est grâce à mes yeux que mes proches ont très tôt saisi ma soif de communiquer, et de me faire entendre.
Mais je n’avais pas saisi l’importance de ma bouche, puisque je n’ai jamais pu prononcer un mot, ni même émettre des sons compréhensibles.
Donc ma bouche et mes dents m’étaient nécessaires pour manger, mais pas pour communiquer.
Mes dents ont d’ailleurs plutôt longtemps été une source de désagréments, compte tenu des difficultés que je devais vivre pour les soigner.
Je vais vous en parler plus tard.
Ce n’est donc qu’assez récemment que j’ai pris conscience que ma bouche et mes dents jouaient un rôle important dans mon expression et mon esthétique.
Il a fallu que j’en vienne à des extrémités pour devoir me faire refaire presque totalement la mâchoire, afin que je puisse revendiquer, et apprécier enfin ma bouche et mes dents.
Et c’est grâce aux regards des autres sur moi, que j’ai pu découvrir mon visage, sa représentation et mon droit à croquer la vie à pleines dents.
Donc, mon propos aujourd’hui peut être mordant !
Mais, rassurez-vous, je ne serai pas agressif pour autant.
Je veux simplement témoigner que pouvoir se soigner les dents, c’est plus qu’un acte médical pour soi, c’est un acte de dignité, un acte de reconnaissance, pour soi et les autres.
Cela participe à la construction de soi, mais aussi à notre existence avec les autres.
Mais le parcours dentaire peut être difficile, notamment pour des personnes comme moi, en situation de handicap.
Si je suis aujourd’hui connu, pour être un homme au sourire éclatant et aux yeux rieurs, je suis très conscient que c’est une chance pour moi, et je sais à qui je le dois :
Aussi, je veux m’inscrire dans la suite logique du témoignage que j’avais apporté lors du 10ème anniversaire de Handident, en Alsace le 14 novembre 2019.
Cet anniversaire a été pour moi l’occasion de remercier les chirurgiens-dentistes qui ont procédé aux opérations de soin dentaire, qui en partie m’ont sauvé la vie !
Je salue d’ailleurs aujourd’hui chaleureusement le Docteur Brigitte Mengus, ici présente, qui anime cette structure exceptionnelle avec énergie chaleureuse et ténacité.
A cause d’un bruxisme prononcé, j’étais arrivé à presque complètement araser mes dents, et j’allais progressivement vers de graves difficultés pour mâcher et manger.
Mais, avant de parler de cet épisode majeur, j’aimerais introduire mon propos sur le thème qui nous rassemble par une série d’anecdotes sur mon parcours de soins, et ensuite aborder avec vous les enseignements que j’ai pu en tirer.
J’aimerais conclure par des pistes de partenariats entre patients et professionnels du soin.
Lorsque je vivais tout jeune dans un Institut d’Education Motrice, et que le dentiste venait, je filais exprès loin pour que les infirmières oublient que j’avais un rendez-vous dentaire.
Après, à l’Hôpital St Vincent de Paul à Paris, durant plusieurs années, j’ai dû subir plusieurs anesthésies générales, en moyenne une par an, afin de soigner toujours le même problème de caries.
Un jour, à 12 ans, mon oncle qui est chirurgien-dentiste a voulu examiner mes dents dans son cabinet ;
J’ai failli d’abord avaler la petite plaque radio qu’il m’avait mise en bouche ; Ensuite, j’ai failli casser le siège et l’ensemble du plateau d’examen ; ils étaient pourtant quatre hommes adultes à me tenir les bras et le corps.
Ma première opération a eu lieu l’année de mes 8 ans. J’ai vu débarquer un aide-soignant immense, qui m’a conduit au bloc opératoire.
Effrayé par sa taille, je me débattais sur mon siège. Je me souviens avoir été accueilli, si on peut dire, par une infirmière, également complètement apeurée par moi, un peu hystérique, et qui m’a collé un masque sur le visage.
Après, dans la salle de réveil, reprenant conscience progressivement, je me suis mis à bouger sur le brancard. J’avais peur de tomber au sol parce que les barrières ne recouvraient pas la totalité du brancard.
Cela s’est malheureusement reproduit lors des opérations suivantes également.
Ce qui indique un manque de formation à l’époque des personnels aux différents types de handicaps.
A l’adolescence, à Vaucresson à l’EREA Toulouse Lautrec, quand je devais contrôler mes dents chez le dentiste qui venait dans l’établissement, durant les années où j’avais entièrement confiance en mon éducateur référent, on a même réussi à me soigner les dents dans le cabinet, après m’avoir tranquillement tout expliqué, et après m’avoir donné un petit calmant pour apaiser mes peurs.
Par contre, les fois où cela ne marchait pas, la dentiste me donnait une prescription pour aller à Saint Vincent de Paul pour me programmer une anesthésie générale.
Une fois, j’ai oublié volontairement de la donner à mon père. Ça n’est qu’une fois l’été terminé, en ouvrant mon sac à dos, qu’il a remis la main dessus !
J’ai vécu plusieurs moments particulièrement traumatisants, notamment des bribes de phrases entendues, enfant et ado, après des opérations, telles que “il est fou” ou bien “à quoi bon le laisser vivre ?” de la part de différents niveaux des personnels médicaux, en particulier en soins dentaires !
Avant de trouver Handident, nous avons fait le tour des hôpitaux d’Ile-de-France.
Souci : ils ne proposaient que d’extraire les dents !
Cela a duré presque deux ans.
Heureusement que j’ai une amie dentiste, le Docteur Catherine Desfloquet, qui lors d’un voyage en Floride, a fait la rencontre d’une personne qui connaissait Handident, et qui a permis de faire la connexion.
J’évoquais donc lors des 10 ans d’Handident qu’ils avaient changé ma vie.
L’accueil chaleureux, respectueux valait l’attente, tant la qualité humaine était présente au cœur de la démarche de l’association !
Cela fait pour moi toute la différence !
L’homme adulte que je suis est mieux épanoui, ose sourire, et rayonne maintenant grâce à eux.
J’ai plus de 40 ans, et presque toutes les dents neuves !
Maintenant, je sais combien dans mon mode de communication, le sourire fait partie de mon identité et participe à construire l’image que je renvoie lorsque je m’exprime !
Pour l’homme public que je deviens, c’est un véritable atout.
Je me dois de citer, le nom du Docteur Nicolas Pernot, qui a fait un travail exceptionnel.
Si vous me demandez quels gestes techniques sont défavorables aux personnes en situation de handicap, je n’ai pas de réponse.
Cependant, je peux témoigner qu’en ce qui concerne l’expérience vécue par les personnes en situation de handicap en cabinets dentaires, la texture des sièges, le transfert de fauteuil, la lumière en pleine tête, les bruits de la fraise et autres outils dentaires, les odeurs typiques d’un cabinet dentaire sont parfois des facteurs déclencheurs de crises soit spastiques, soit de délires, d’angoisses mentales ou autres …
Moi, par exemple, l’odeur de l’eugénol me donne envie de vomir !
A contrario, quels gestes techniques sont favorables aux personnes en situation de handicap ?
Il n’existe pas non plus une seule formule magique qui fonctionnerait à tous les coups pour tout le monde !
Du coup, quelle leçon peut-on tirer de cette expérience individuelle et singulière des soins dentaires ?
Je voudrais appuyer ici la notion de respect. Je crois qu’il est important de revenir sur cette attitude, sur cette valeur.
Je suis bien conscient du défi que représente l’écoute des besoins individuels pour les institutions, mais c’est dans cette écoute que naît le respect.
Je souhaite substituer cette notion à celle, très commune dans le milieu médical, de distance professionnelle.
Cette distance veut protéger à la fois les accompagnants et les accompagnés, mais elle est pour moi profondément incompatible avec un accueil et une prise en soin adaptés !
Comment espérer mettre en place une démarche satisfaisante sans s’impliquer émotionnellement, sans donner de soi ?
Je participe au comité de pilotage des Etats généraux de l’accompagnement humain qui devraient se tenir en 2022, et où cette notion de respect est centrale, tant dans son processus de création et organisation que dans les ambitions et visées finales.
Je vous l’ai dit, j’ai longtemps cherché une prise en soin qui soit satisfaisante pour moi, concernant mes besoins dentaires spécifiques.
Je n’ai rencontré un réel respect qu’auprès d’Handident !
Vous l’aurez peut-être remarqué, mais je parle de prise en soin, et non de prise en charge.
C’est volontairement ; d’ailleurs, si j’ai pu avoir souvent l’impression d’être une charge lors de mon accueil dans un cadre médical, j’ai vraiment ressenti qu’on me prenait en soin et non plus en charge chez Handident !
Ce changement tout simple de vocabulaire illustre un changement bien plus profond dans la façon de m’accueillir, et de se mettre à l’écoute de mes besoins.
En somme, ce vocabulaire est plus respectueux, plus humain.
Si cette expression peut témoigner d’un état d’esprit, elle peut aussi marquer le début d’une prise de conscience.
Les mots ne sont pas innocents !
Aussi, j’aimerais maintenant aborder avec vous un sujet qui me tient à cœur, et qui est pour moi en lien étroit avec la prise en soin des personnes en situation de handicap, notamment dans le cadre de soins dentaires.
La grande question de l’inclusion des personnes en situation de handicap, est souvent rapportée à la question de l’autonomie, en relation avec la vulnérabilité.
Sur ce sujet, je suis sensible aux pensées de Paul Ricoeur, concernant la mise en relation des concepts de vulnérabilité et d’autonomie.
Il nous invite à penser ce qu’il appelle un cogito “brisé”, ce qui signifie d’une part de reconnaître que nous sommes tous vulnérables, et d’autre part de considérer l’autonomie comme une réalité d’interdépendance et de lien avec les autres, une identité relationnelle.
Comme le commente la philosophe Cynthia Fleury, pour Paul Ricoeur, l’autonomie est la possibilité d’attester de soi, et la vulnérabilité est la difficulté de cette attestation.
La personne en situation de handicap est donc victime, d’une part, du soupçon de l’impossibilité d’attester de soi, et d’autre part d’être considéré de ce fait, irresponsable.
Une double peine, en somme ! Une injonction existentielle traumatisante.
Être autonome, c’est alors aussi être identifié par soi et par les autres comme un sujet, décideur de ses propres actes. C’est aussi avoir confiance dans sa propre capacité à être ce sujet.
Pardonnez-moi ce commentaire un peu philosophique, mais je ressens personnellement très fort son sens pour m’expliquer mon attitude et mon combat pour assurer le respect de chaque personne à être mis en situation de responsabilité et de pouvoir agir.
C’est là que je veux faire le lien avec ma présence aujourd’hui devant vous.
C’est ici que prend racine mon utilisation du terme de respect, et de l’expression “prise en soin”.
Paul Ricoeur encore, définit le rôle du soignant comme étant d’encourager, d’accompagner et de soutenir le sentiment d’être capable, la confiance dans cette identité de sujet acteur et décideur.
Le soignant, et plus largement la structure d’accueil, doit susciter chez la personne vulnérable, et autonome en devenir, un sentiment de capacité, ou en tout cas laisser la porte ouverte à la possibilité de ce sentiment.
Je rejoins profondément cette réflexion.
Il est essentiel, selon moi, de sortir de cette conception de l’autonomie par opposition à la vulnérabilité.
Nous sommes tous, en permanence, autonomes et vulnérables à la fois !
La personne autonome est alors, celle qui est en capacité de construire son récit de vie en composant, AVEC sa vulnérabilité.
Cette dernière n’est alors plus stigmatisante, mais une simple composante de son identité.
Je mesure pleinement au regard de mon parcours dentaire, les difficultés que vous pouvez rencontrer pour avancer dans cette voie avec des personnes en situation de handicap.
Mais vous intervenez sur ce qui est, selon Emmanuel Levinas, le lien primordial de la reconnaissance de l’autre, le visage.
D’un point de vue pratique et professionnel, l’expérience que j’ai vécue avec Handident, me fait espérer que ce soit faisable, mais cela suppose que toutes les institutions qui entourent le praticien dentaire, se plient à cette nouvelle approche, qui a un coût humain et financier.
Je souhaite continuer cette réflexion avec vous, dans le cadre du CNCPH et de sa Commission Santé, mais aussi plus particulièrement pour les considérations éthiques, au sein du Conseil pour les questions sémantiques, sociologiques et éthiques, dont j’ai été nommé Président et que je mets actuellement en place.
Je ne voudrais pas conclure sans préciser que, pour moi, votre préoccupation rejoint une action plus globale qui donne peut-être une orientation plus significative, à la notion de société inclusive.
Je m’appuierai pour cela sur la définition de la politique du « care », donnée par une de ses initiatrices Joan Tronto :
“Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible.
Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie”.
A la fin de cette intervention, je tiens à remercier chaleureusement pour leur travail formidable l’ensemble des dentistes, des chirurgiens, des anesthésistes, des secrétaires et assistantes dentaires, ainsi que les professions de l’ombre du secteur des soins oraux.
Et vous offrir quelques questions en conclusion, sous forme d’ouverture vers un temps d’échange sur les stands où nous allons nous retrouver juste après, si l’on suit le programme prévu, ou bien sur l’ensemble du reste du congrès que je vais suivre jusqu’à sa fin demain.
Quelles sont selon vous les meilleures solutions pour le vingt-et-unième siècle, en faveur des personnes en situation de handicap par des professionnels de soins ?
Quelles ouvertures peut-on imaginer pour les professionnels du secteur ?
Quels partenariats concrétiser avec les patients de plus en plus formés, experts de leurs pathologies ?
Comment l’éducation thérapeutique du patient peut-elle s’envisager dans le milieu du soin dentaire ?
Ce propos n’a été possible que par la mise en acteur-réseau avec mon équipe d’accompagnement, Sylvain VALOIS et Christophe CADIOU, que je remercie à nouveau, car il ne m’aurait pas été possible de le faire seul !
Je vous remercie sincèrement pour votre écoute. Très bon congrès à tous !
Philippe Aubert