CONFÉRENCE AU CENTRE CULTUREL INTERNATIONAL DE CERISY-LA-SALLE, AOÛT 2019
« Je ne voudrais pas avoir son existence »
C’est ce qu’une personne a immédiatement répondu quand mon accompagnateur Noël, lui a présenté mon livre « Rage d’exister ».
Récemment, j’ai signé une tribune avec quelques amis pour répondre à une personne qui justifiait de son droit à décider de sa mort, du fait de son risque de dépendance en vieillissant. « La perte d’autonomie, pour moi, c’est la fin de la vie » disait-elle.
Je ne juge pas ces propos et ces attitudes, que je comprends. Ils expriment des émotions très humaines, de peur et de honte.
Mais, ce rejet des conditions de notre existence est la pire des relégations, car il rapporte notre existence à ces conditions, et nous projette dans une extériorité « inhumaine ».
« Mon existence n’est pas « enviable ! »
« Mieux vaut faire envie que pitié » dit l’adage.
Quel dilemme ! Si on ne peut faire envie, il faut se satisfaire de la pitié ; et de tous ses avatars, notamment de la « condescendance bienveillante » !
Toute personne « en situation de handicap », quel que soit ce handicap, visible ou non, connait cette épuisante injonction d’être soi et de croire en soi, malgré l’opinion dévalorisante des autres. C’est une charge psychique énorme. Elle nous pousse aux limites, et nous détruit souvent, sous la forme de la dépression profonde et durable, ou de l’enfermement obsessionnel dans un nombrilisme angoissé.
Elle rend difficile, ou même impossible, inaudible, la construction et l’expression de notre joie de vivre.
Et aucune politique du handicap ne peut vraiment nous en préserver.
J’allais dire, au contraire !
Mais je souhaite être bien compris.
Je ne conteste pas l’apport considérable des politiques publiques vis-à-vis du handicap. Mais toute action de ce genre « catégorise », « norme », donc protège en séparant. Chacun perd sa singularité au sein d’ « espèces » séparées : les handicapés et les valides.
Je ne sais pas, moi-même, comment m’exprimer. Aussi, je parle systématiquement de personnes « en situation de handicap » et de personnes « dites » valides, pour essayer de montrer notre commune humanité et notre commun besoin d’exister pour vivre.
« Vivre en existant » est le titre d’un des derniers livres de François Jullien. Il s’adresse à nous tous. Chaque femme, chaque homme, porte cette question « existentielle ».
Et Alain Ehrenberg nous montre bien dans « La Fatigue d’Être Soi » que cette charge psychique est aussi une forme particulière de l’individualisme contemporain. Nous sommes tous menacés de sombrer dans une sorte de « burn-out existentiel » ; non pas du fait de notre handicap, mais du fait des exigences de nos conditions sociales de vie.
C’est pourquoi, j’ai affirmé dans mon discours Place de La République, le 15 juin dernier, à l’occasion de La Nuit du Handicap, que :
– Le handicap n’est pas un malheur, mais un défi individuel et collectif ;
– Qu’il n’est pas non plus une incapacité en soi, mais un degré de vulnérabilité.
VULNÉRABILITÉ, caractère commun à tous les humains, et qui nous rend responsables les uns les autres (en référence à Emmanuel Levinas ; les travaux et les ouvrages de Corinne Pelluchon, et ceux des Chaires animées par Cynthia Fleury, par exemple « Le Soin est un Humanisme »)
Peut-on fonder une conscience commune de notre société, sur le handicap, à partir de cette approche ?
Je crois que ceci est possible, si nous associons « vulnérabilité » et « pouvoir d’agir » !
La vulnérabilité humaine n’est pas un état, mais un processus individuel et collectif. La vulnérabilité est une force considérable si les autres nous « autorisent » à l’utiliser, pour leur bien, comme pour le nôtre.
Moi qui vous « parle », je n’ai jamais prononcé un mot, ni écrit un mot de mes propres mains !
Je sais donc, ce que je me dois, et, ce que je dois aux autres, mais c’est « indémêlable », indissociable !
« Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres » disait Hannah Arendt.
Ce qui est sûr pour moi, c’est que je n’en serais pas là si, moi avec des autres, je n’avais pas « osé ». Oser ce que certains pensaient impossible.
Et si l’audace était, comme la vulnérabilité, le propre de l’humain, comme être vivant, individuellement, et collectivement, indissociablement.
Vulnérabilité et audace ; audace et vulnérabilité. Le « dur » est compagnon de la mort ; et le « fragile » est compagnon de la vie (Bernard Devert dans « Un éloge de la fragilité »)
Humilier quelqu’un, c’est le priver de la possibilité d’exercer cette audace, de construire sa légende personnelle avec les autres !
Pour moi, dans notre modernité du « règne des signes » (Jean Baudrillard), Mélanie SEMARD est une vraie héroïne de la vulnérabilité et de l’audace.
Quelle intelligence fulgurante d’oser ce rêve de présenter la météo ! dans notre temps d’alerte majeure sur l’évolution du climat !
Quelle intelligence de ceux qui lui ont permis de le réaliser.
Mais on a envie de connaître la suite … pour elle et pour nous.
Le handicap, quel qu’il soit, peut dégager une force de vie colossale.
Il y a tant de personnes qui m’éblouissent tous les jours : Jean-Baptiste, Guillaume, Séverine, Marie-Caroline, Thomas, Yato, …. ;
Rendons hommage à Benjamin Louis, Fondateur de Cœur Handisport qui, sur son site, nous les fait connaître, merveilleusement,.
Ecoutons les sportifs, les handi-sportifs, qui, comme Marie Amélie Le Fur, nous disent « C’est à nous de nous fixer nos limites, pas à la société »( Le Monde 15 avril 2019)
Les amis de Jean Vanier, formidable avocat et témoin de la dignité humaine, sont devenus nos amis, à cause de leur implication au sein des communautés de l’Arche.
Nous en connaissons tous.
Mais il y en a encore tant qui restent privés de ce pouvoir d’agir, ou qui n’osent pas le saisir.
Face à une certaine inertie, soyons impertinents, comme nous y invitait Michel Serres («De l’Impertinence aujourd’hui »), voire avec un peu de dérision, comme nous y convie la chouette série télévisée « Vestiaires ». Bravo à Madame Brigitte Macron, d’y avoir participé.
Souvenons-nous du « Cancre » de Jacques Prévert, et soyons tous des cancres !
« Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec les craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur »
En réalité, il s’agit de repenser profondément une éthique du handicap, à partir de cette « audace » des plus vulnérables de vouloir et de pouvoir agir, donc d’exister. Et il s’agit de la transposer dans toutes nos institutions, celles du handicap, et les autres.
Ceci se fera « avec » nous, les personnes en situation de handicap, « par » nous, pas « pour »nous.
Il est vain d’attendre les énièmes aménagements de la loi de 2005, 15 ans après !
Nous sommes dans un autre « espace-temps ». Un autre souffle doit présider à la mise en œuvre nécessaire des valeurs d’émancipation et de création, de singularisation, de différenciation sans discrimination, de protections innovantes et ouvertes …
Ma conviction c’est que la société ne deviendra inclusive que si elle se construit avec tous, sur les problèmes de notre époque, à partir des conditions de notre temps. Ce n’est pas un idéal formel pour demain, mais une construction sociale « incarnée », d’aujourd’hui.
Nous sommes, et nous allons être confrontés à des problèmes considérables, dont le moindre n’est pas les révolutions induites par l’évolution exponentielle des techno-sciences, l’Intelligence artificielle, l’épigénétique, la biologie, les neurosciences. Le monde du handicap n’est-il pas déjà un « secteur de pointe » et d’innovations pour tester les heurts et malheurs de « l’homme augmenté » ? Soyons les « vigies » attentives de l’humanité, sorte d’humanitaires d’un nouveau genre, vis-à-vis des promesses sérieuses, mais aussi des excès ou des abus d’une certaine « prétention » technologique ; et pas des cobayes passifs.
Armons-nous pour être à la hauteur du point de vue éthique et pratique.
C’est pour cela que je pense que les personnes en situation de handicap doivent être des « militants » actifs de la transition écologique, seule à même de « rebattre les cartes » pour créer des nouveaux leviers et espaces d’inclusivité, et d’exercer ainsi leur pleine citoyenneté.
Pour « Oser la Fraternité Heureuse », programme-slogan que j’ai proposé à la Nuit du Handicap.
FRATERNITÉ, ce terme, si peu mis en exergue, de notre belle devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité », et pourtant, seul en mesure de relancer les deux autres termes, trop souvent réduits, l’un, la Liberté, à la simple autonomie, et l’autre, l’Egalité, à la solidarité.
HEUREUX, en résonance avec le titre du Programme de la Résistance
« Les Jours Heureux », car exister, c’est d’abord résister avec espérance.
C’est à quoi nous invite aussi Boris Cyrulnik avec ce beau titre « La nuit, j’écrirai des soleils ».
Philippe Aubert
Merci Philippe pour ce beau texte, et votre projet de nous aider à oser une fraternité heureuse
Bien amicalement
Oui, Philippe, c’est formidable de te lire… et de t’écouter ! Tu le sais, je suis un piètre philosophe mais depuis bien longtemps un écologiste passionné. Te savoir aujourd’hui un “militant actif de la transition écologique” ne me surprend pas. Encore merci pour tes interventions et contributions diverses dans les colloques qui visent à transformer la vision que le monde a sur son environnement… et les personnes en situation de handicap.
Ton ami Daniel