Colloque Traduction 2020 à Cerisy par Philippe Aubert

A Cerisy-la-Salle, le 4 août 2020,

Chers amis de CERISY bonjour,

 

Je suis ravi d’être à vos côtés aujourd’hui pour présenter mon point de vue sur le thème qui nous rassemble “Enjeux de la technologie pour les personnes en situation de handicap“, qui s’inscrit dans le thème plus général de “La traduction dans une société interculturelle”.

 

  • Comment la traduction s’inscrit-elle dans ma vie, personnelle, amicale, associative, festive, professionnelle ?
  • Que traduire et comment traduire mes pensées, mes émotions, mes désirs, … mes idées, mes projets, mes ambitions … mes déceptions, mes chagrins et mes frustrations ?
  • Comment la technologie, les technologies m’aident à traduire mes expériences de vie individuelles vers l’Autre avec un A  majuscule ? Comment cela fait-il sens collectif ? Comment cela apporte-t-il une contribution à la société ? Je me propose de vous donner quelques exemples, et en tirerai des points de vue, que j’espère pouvoir échanger avec vous à la suite.

 

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas complètement, je m’appelle Philippe AUBERT. J’ai 40 ans. Je suis sociologue de formation générale, et spécialisé dans les pratiques inclusives du handicap.

 

Je suis un habitué des lieux et particulièrement ravi d’être à vos côtés ici, dans le contexte si spécial que nous vivons. Je remercie d’ailleurs chaleureusement l’équipe de Cerisy, Edith HEURGON, sa Directrice, et l’ensemble du Conseil d’Administration du Centre International de Cerisy, ainsi que les organisateurs du colloque Traduction pour m’avoir invité aujourd’hui.

Je tiens également à remercier Jean-Pierre Aubert, mon père, Christophe CADIOU mon assistant et Noël KOUASSI mon auxiliaire qui ont également rendu possible ma pleine participation à ce colloque.

 

Je vis avec une paralysie cérébrale ou IMC de naissance. Je vous parle via une synthèse vocale que je commande par voie oculaire. Si besoin, je fais appel à un système d’épellation. Je vous en dirai plus ensuite.

Monsieur, vous êtes incompréhensible pour l’Administration !est une phrase qui m’a été formulée par un Délégué des Droits, sur le ton de l’humour. Toutefois, si on n’y prend pas garde, cette phrase est d’une violence sans nom et représente à voix haute ce que beaucoup pensent de moi tout bas, dans mon dos ou inconsciemment.

C’est aussi tout en synthèse comment j’articule ma vie !

 

En introduction de mon propos, j’aimerais convoquer quelques questions qui me semblent primordiales. Ensuite, je procéderai à un développement de mes idées à travers des exemples spécifiques et tenterai de formuler des enseignements universels. Je conclurai enfin par différents aspects qui je l’espère permettront de vifs échanges entre nous.

 

Pour démarrer, il me semble évident de vous évoquer que ma vie est une permanente traduction. Tout comme vous. Tout comme un chacun !

Si je reviens sur le sens latin et l’origine du mot traduire, “transducere”, il est composé des mots “trans” et “ducere” : soit conduire un passage.

C’est un processus. Une métamorphose !

Quel sens donner à ce processus ? D’où part ce passage ? A quoi conduit-il ? De quoi est-il l’origine et la résultante ?

 

La traduction touche tout le monde. L’interprétation dépend de comment l’humain, le technologique entrent en jeu. Et donc elle résonne en “je”.

Dans le sens où la traduction est la transmission de sens pour soi.

 

Depuis quarante ans, ma vie m’apprend à être toujours une traduction, à être dans une zone d’inconnu. A me laisser guider par les expériences, à en tirer des leçons, à faire confiance, à me faire confiance, à vivre une tension permanente entre anticipation et extrapolation.

Du point de vue du grec, je suis un barbare. Mon langage est forcément du barbarisme !

 

Ma façon de communiquer, d’être traduit est compliquée. Elle a besoin d’entrer en résonance avec les autres, de passer par le prisme d’un acteur-réseau que je développe autour de moi, composé d’outils technologiques et de personnes humaines.

Comme évoqué dans le livre « A la recherche de Stephen Hawking » par Hélène MIALET, paru en 2014, mon ordinateur me permet d’accéder à un statut d’acteur réseau, plus large que ma simple personne. Cela décuple mes capacités à entrer en communication et résonnance avec le monde extérieur. Je véhicule ainsi mieux mes pensées et idées à mes proches, famille, amis et contacts professionnels.

Quels sont donc les outils que j’utilise ? Et dans quelles conditions ?

Pour vous faire entrer dans mon univers personnel et professionnel, il me semble pertinent de vous évoquer mes outils de traduction.

Plus récemment, le confinement que nous avons toutes et tous vécu collectivement a été pour moi l’occasion d’expérimenter encore plus fortement l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, notamment Skype, WhatsApp, Zoom, Discord.

L’avantage de ces outils numériques est que je suis en capacité d’y accéder tout seul, en autonomie depuis mon ordinateur.

Je peux également répondre par moi-même à la réception et l’envoi de SMS ou de mails. Cela me prend plus de temps que pour la majorité des personnes, mais je ne fais quasiment aucune faute d’orthographe. Chaque lettre ou expression me coûtant un effort de concentration !

 

Je suis en pleine capacité de pouvoir ouvrir et lire des pièces jointes, photos ou textes PDF, tout comme surfer sur internet.

 

Récemment, avec l’aide de mes assistants que je remercie chaleureusement au passage, j’ai élargi mon champ de connaissances via des suggestions de vidéos Youtube sur différentes thématiques. Ceci constitue évidemment une avancée dans mon quotidien, très rythmé par les sollicitations de colloques, conférences, ateliers de formation en entreprises ou enseignements dont je vais être chargé à la rentrée, et donc autour de toutes les questions sociétales (environnement, éducation, scolarité, emploi, citoyenneté, territoires, entre autres). Je reste connecté à l’environnement contemporain. Via ces propositions audiovisuelles récentes, j’actualise parfois quelques lacunes de culture générale, moi qui me suis spécialisé en sociologie notamment.

Sur une autre forme de traduction qui m’est chère, je vous ai évoqué l’épellation. J’utilise ce système depuis trente-cinq ans, depuis que j’ai appris à lire et écrire. Cela a vraiment changé ma perception du monde et par le monde.

Je remarque qu’au fur et à mesure des années que de plus en plus de personnes osent s’approcher de moi, me parler simplement, interagir avec moi avec ce système, que je préfère sur l’utilisation de machines ou ordinateurs, car j’y vois mieux la détermination et l’humanité de toute personne qui veut engager une discussion avec moi, les yeux dans les yeux ! Ces évolutions de perception traduisent selon moi une porosité de la société aux questions d’inclusion des personnes en situation de handicap, et de moi en particulier.

Tout comme le Petit Prince, je crois que l’on s’apprivoise !

L’épellation me contraint d’avoir recours à une personne qui peut vocaliser les voyelles, consonnes et nombres, afin de constituer les mots graduellement, lettre par lettre. Cela requiert une concentration mutuelle et une écoute maximale. J’ai une grande complicité avec mes auxiliaires de vie, mes assistants personnels, mon équipe, mes amis et évidemment ma famille. Cela traduit plus largement entre nous une confiance, un respect.

Il est essentiel de comprendre que nous sommes vigilants à ce que cela soit vraiment ce que je veux dire qui est formulé à l’oral, et pas ce que la personne qui traduit ma pensée veut dire à ma place !

Selon moi, traduire équivaut à comprendre ce que je suis au plus profond. Ca n’est pas seulement verbaliser mes idées en mots, mais également saisir le contexte social et intellectuel avec lequel je m’exprime. C’est finalement se glisser dans ma façon de penser sans l’altérer ; au contraire pour la valoriser de la façon généralement acceptée par la société, par la norme.

Sans mon handicap de parole, j’estime que je pourrais de facto être plus inclus, intégré dans la société.

 

Me traduire revient à embrasser pleinement tout mon historique de communication et mon mode de pensée. Quand je m’exprime, je convoque des souvenirs du passé parfois lointain, tout autant que ce que je vis au présent. La temporalité est une donnée essentielle à saisir.

Prenons quelques exemples concrets si vous voulez bien !

Sous prétexte que je ne peux pas vocaliser seul, très souvent on se tourne vers la personne qui m’accompagne pour lui demander à la troisième personne “Est-ce qu’il comprend ? Est-ce qu’il entend ?” en parlant de moi en ma présence. Comme si j’étais soit invisible, soit ignorant, soit sourd, aveugle ou muet. Ce qui est loin d’être le cas ! Il suffit de me faire rire pour m’entendre. Et je vous rassure, mes lunettes ne sont pas là juste pour décorer mon nez.

 

Un autre exemple flagrant de difficulté de traduction est qu’il existe une typologie de personnes qui, pensant bien faire pour s’adresser à moi, vont épeler chaque mot de leurs propres discours dès lors qu’elles vont me parler. Ce qui non seulement est très difficile pour moi à comprendre sur la forme, mais, évidemment, couplé à une articulation exagérée de chaque lettre me rend la communication impossible. Et encore heureusement que je n’ai pas un accent particulier quand je m’exprime. Sinon, il y a un risque, en effet miroir, que l’on se mette à me parler avec un accent spécial !

Le problème souterrain est évidemment le manque de personnes en situation de handicap dans le quotidien immédiat ou même lointain de ces personnes-là. Sinon, évidemment elles auraient le réflexe de me parler normalement entre guillemets.

Et je ne désigne pas forcément une catégorie de gens non éduquée, non instruite. C’est très largement répandu dans toutes les couches de la société.

 

Parfois, je ressens même la frustration de plusieurs personnes qui se sentent désemparées de ne pas savoir comment s’adresser à moi, étant donné que je ne peux pas répondre moi-même directement à l’oral de la même façon.

 

Ce que j’en retire comme enseignements, c’est une école de la patience. De la nécessité d’avoir ou prendre le temps de se comprendre, d’apprendre des façons de faire, de voir et entendre différentes, de ralentir le rythme ou l’accélérer. Et plus largement de faire avancer la société vers une compréhension mutuelle, globale où leurs fragilités de me parler viennent rencontrer les miennes, les nôtres ! Et inventer ainsi un langage commun, basé sur l’échange, la compréhension, le respect.

 

A nouveau comme exemple flagrant de ce que recouvre pour moi la traduction comme conduire un passage, j’aimerais vous emmener dans un voyage dans le temps.

 

A l’époque de mes trois ans. J’ai le souvenir profond de la musique du film « Jeux interdits » que vous devez bien connaître également.

Elle était utilisée comme berceuse pour nous calmer et nous endormir, à l’internat pour bébés au sein duquel j’ai résidé quelques temps, lors de la grossesse de ma petite sœur dans le ventre de ma mère en 1982.

Mais c’est très récemment que j’ai ressenti un écho avec ma vie actuelle.

Et ma compréhension sur moi-même et ma propre vie s’est élargie ainsi, puisque j’y vois l’idée que la musique sans mots m’a amené à un passage d’émotions et un désir de communication, à une période de ma vie où j’étais déjà sans lecture ni parole.

Cela a été ma première perception du Monde extérieur.

Je me suis approprié la musique comme outil pour organiser ma réflexion !

Et de fait, je peux convoquer cet outil des décennies plus tard pour accéder à des souvenirs passés dans un présent immédiat !

 

Plusieurs années plus tard, j’ai déjà raconté cette anecdote sur ma rencontre avec un jeune homme prénommé Sylvain, qui est devenu un ami, un compagnon de chambre. Notamment parce que Sylvain, âgé de trois ans de plus que moi, partageait le fait de ne pas verbaliser.

Pourtant, uniquement sur la base d’une communication visuelle entre ses yeux et mes yeux, nous pouvions déclencher de nombreux fou-rires sonores, lorsque nous mimions le fait de balancer une auxiliaire de vie que nous n’aimions pas, par-dessus la barrière.

Une autre fois, Sylvain avait été mon seul point de repère une nuit où, tombé de mon lit, je n’avais pas pu prévenir le personnel, et lui non plus forcément. Ces heures passées, j’en ai fait l’histoire de ma première rédaction écrite, à l’école. Près de sept ans plus tard, à coups de renforts de détails si vivaces que l’on aurait cru que l’aventure s’était produite plus récemment.

De fait, je suis devenu à mon tour traducteur !

Puisque j’ai traduit avec mon ami Sylvain le sentiment d’une personne qui ne savait ni lire, ni écrire, ni parler, pour offrir une vision de notre monde intérieur et complice à l’ensemble du Monde.

 

Après l’effort de traduction de l’enfance, de l’alchimie amicale, sans les mots, j’ai appris les premiers mots.

Très souvent, les parents et éducateurs, enseignants qui entourent les enfants s’émerveillent des premiers mots prononcés par les enfants. Je n’ai évidemment pas pu passer ce rite de passage collectif. Toutefois, je me souviens des premiers mots auxquels je suis venu coller une réalité et qui ont résonné en moi.

 

Ensuite, l’apprentissage de l’alphabet, de la langue française, des nombres et chiffres ont conduit à la sophistication de ma pensée.

Le processus d’apprivoisement du numérique pour moi a été un long chemin pavé de patience, de précaution de ma part, de la pleine participation de passeurs de traduction pour moi : aujourd’hui Sylvain Valois et Christophe Cadiou comme secrétaires, précédemment Isabelle GUILLOT qui a été vigilante pour les différentes étapes à respecter afin de me faire accepter la technologie dans mes usages.

L’adage italien dit “Traduttore, tradutire” : “Traduire, c’est trahir ! ”

 

J’ai souvent eu le sentiment d’être trompé par de la mauvaise traduction de mes propos. Par la possibilité d’être incompris, mal compris, compris de travers, partiellement ou à l’inverse de mes propos. Que mes propos soient déformés, interprétés dans un sens qui arrangerait mes interlocuteurs, et que je ne puisse pas répondre du tac au tac pour rétablir la vérité !

 

Comment accepter la traduction de mon propre livre alors que le titre même de “Rage d’exister” a été modifié, adapté parce que l’expression exacte n’existe pas dans la langue espagnole. Et qu’ainsi il envisage une autre réalité que celle que je veux dire, moi, l’auteur !

 

Aujourd’hui, je peux analyser et vous parler de mon parcours et de mon apprentissage progressif de mes modes de communication alternatifs, pour nouer des relations avec les autres, et pour essayer d’avoir une vie la plus ordinaire possible.

Je suis très intéressé par l’approche multimodale car je suis bien conscient qu’un seul mode de communication ne me suffit pas à pallier toutes les situations.

Tous ces moyens de communication me permettent d’entrer en relation avec d’autres personnes et d’avoir de plus en plus de projets.

Tous ces projets constituent ce qui fait que ma vie est belle déjà, et j’aimerais la rendre meilleure.

J’ai plusieurs moyens de communication que je choisis en fonction des personnes et des circonstances : l’épellation, la licorne avec un tableau de lettres, la commande oculaire Tobii Dynavox.

 

Le premier est l’épellation : on m’égrène l’alphabet d’une certaine manière, et je sursaute lorsqu’on arrive sur la bonne lettre. Au fur et à mesure, on forme des mots, des phrases.

J’utilise ce mode de communication avec la plupart de mes interlocuteurs. Ils ont besoin d’un temps d’apprentissage plus ou moins long selon leur degré d’abstraction. La plupart de mes proches et de mes amis le pratiquent aisément. L’avantage de l’épellation, c’est que je peux l’utiliser dans toutes les situations (lit, douche, toilettes, repas, et caetera).

Le deuxième système de communication, que j’utilisais parfois, est une “licorne“, c’est-à-dire un casque doté d’une tige avec laquelle je montre les lettres sur une tablette placée devant moi, fixée sur mon fauteuil.

Je préfère utiliser ce mode de communication lorsque je n’ai pas mon PC Eye, et que je suis avec des personnes qui ne me connaissent pas, en séjour de vacances par exemple.

Cela me frustre moins car mes interlocuteurs, souvent novices, perdent moins le fil de la phrase et de ma pensée.

J’ai alors l’impression de parler à la même vitesse que les autres.

 

Depuis près de deux ans, j’utilise aussi une commande oculaire sur mon PC.

C’est la première fois que j’ai un outil qui ne me frustre pas ou quasiment pas. Avec cet outil, je peux envoyer ou répondre moi-même à mes SMS et à mes mails en toute autonomie.

Je peux écrire des textes. Je fais régulièrement des conférences, je prépare en amont ce que je veux dire.

En réunion avec plusieurs personnes, je peux intervenir dans la discussion, faire des remarques et faire des suggestions. Maintenant, grâce à cet outil qui ne demande pas une installation trop stigmatisante, je me sens vraiment acteur dans un groupe même si nous devons rester vigilants à ce que les autres personnes comprennent qu’il faut me donner la parole, et que je peux parfois être en décalage avec le sujet de la conversation.

Je peux utiliser le logiciel comme synthèse vocale, fixer des RDV et effectuer des entretiens sans passer par un tiers qui me traduit.

J’ai beaucoup moins peur de rester tout seul dans mon appartement un petit moment, vu que je peux interagir avec des personnes extérieures en envoyant des SMS par exemple.

Je peux vous avouer que ce logiciel m’a littéralement changé la vie et m’ouvre des perspectives que je ne soupçonnais pas, et me donne toujours plus envie d’aller de l’avant.

Par ailleurs, je suis convaincu qu’un seul système de communication ne suffit pas. C’est plutôt la conjugaison de plusieurs moyens de communication qui nous permettra, non pas de vivre comme nous l’assigne le système, mais d’exister pleinement dans la société.

 

Dès ma plus tendre enfance, mes proches ont vu dans mes yeux pétillants que j’avais un grand désir d’entrer en relation avec les autres, une envie insatiable d’exprimer mes émotions et d’affirmer ce que je voulais, et une volonté farouche de communiquer.

J’ai essayé beaucoup de systèmes de communication, c’étaient les premiers balbutiements de ces moyens alternatifs.

A l’âge de 3 ans, dans mon premier centre, les professionnels, déjà amadoués par mes mimiques du visage, ont essayé plusieurs systèmes de communication, comme la machine “Carba”.

A 5 ans, au début des années 80, quand je suis arrivé dans un nouveau centre, j’ai un peu continué avec le Carba.

   

C’était le temps des premiers ordinateurs spécialisés. Je m’exerçais avec différents styles de licorne ou de contacteurs placés sur diverses parties du corps (tête, genou…).

En parallèle, j’ai un peu utilisé les symboles du système “Bliss”, mais cela ne me satisfaisait pas vraiment.

C’était trop simpliste, et je trouvais que je ne pouvais pas exprimer toutes mes idées et   émotions.

Les professionnels qui étaient les plus proches de moi, ma kinésithérapeute et mon ergothérapeute, arrivaient à deviner des histoires très complexes que je voulais raconter, uniquement grâce à mes regards et à mes mimiques, et en me posant des questions fermées (oui-non).

De plus, depuis tout petit, j’adorais regarder les calendriers, les agendas, pour analyser scrupuleusement, quel jour allait tomber, telle ou telle date.

Très jeune, j’ai eu la volonté de comprendre comment le calendrier fonctionnait, cela m’a permis de trouver des stratégies pour maîtriser celui-ci, dans ma tête.

Dès l’âge de 6 ans, j’ai commencé à développer moi-même, une méthode pour calculer les jours, les dates, et le fonctionnement du calendrier. Elle s’est minutieusement affinée, au fil du temps.

Cela paraît insignifiant, mais ainsi, j’ai su m’organiser, anticiper les bons coups, comme les mauvais.

En un mot, m’autonomiser ! J’avais un objectif, celui de prévoir le maximum de choses, compte tenu de mon entière dépendance aux autres !

Cela me rassurait, et me donnait l’impression d’être acteur de mon temps, sans quoi, je déprimais.

En classe de CP, j’aimais bien apprendre avec mon institutrice toujours habillée d’une blouse blanche. Grâce aux images de lettres qu’elle avait collées sur les murs de la classe, j’ai vite appris à lire et à écrire.

Il y a un exercice que j’adorais. C’était le “Lexidata”. Il y a une console de jeu à douze branches avec une panoplie de fiches d’exercices sur toutes les matières (expression écrite, vocabulaire, mathématiques…).

Mon institutrice et mon ergothérapeute m’ont confectionné un “épellateur” que je commandais avec un gros contacteur, avec lequel je faisais mes exercices scolaires.

Une fois par semaine, deux ergothérapeutes venaient nous faire faire du graphisme. Cela consistait, en nous tenant la main, soit à faire repasser sur des pointillés les formes des lettres, soit simplement écrire les lettres de l’alphabet sur quatre lignes parallèles déjà établies préalablement.

Sur une pancarte collée au mur, il y avait un chien dans une niche, et pour écrire par exemple un “j” : il fallait faire un “nez”, une “patte” suivie d’une “gamelle”, puis un “nez”, et un “oeil” sur le “j”. C’était la méthode du “petit chien” de Josiane JEANNOT.

Parallèlement à ce que j’apprenais en classe, en orthophonie, on me lisait des petits livres, comme par exemple la collection “J’aime lire” dont un livre m’a beaucoup marqué : “Une nuit dans un grand magasin“.

De mémoire, c’est l’histoire d’un petit garçon qui était resté seul toute une nuit dans un grand magasin.

C’était la première fois que je me suis vraiment approprié la scène de l’histoire, bien qu’elle me soit lue.

Deux autres livres m’ont marqués : “La sorcière de la rue Mouffetard” et “Le Prince de Motordu” où le personnage écorche tous les mots.

Suite à ces diverses méthodes d’apprentissage, même si je n’ai jamais prononcé un mot, ni écrit un mot de mes propres mains, j’ai quand même réussi à visualiser les formes des lettres, et à construire des mots, des phrases… Cela m’a permis de savoir écrire, avant de savoir lire.

Par la suite, les ergothérapeutes m’ont proposé d’essayer l’une des premières synthèses vocales alphabétiques, qui s’appelait “Hector”. J’allais pouvoir enfin m’exprimer de manière indépendante. J’en ai testé les deux modes (avec un balayage ou avec une licorne). On m’enregistrait des listes infinies de mots dont je devais retenir les codages.

Les trois secteurs qui me suivaient (éducatif, scolaire et ergothérapeutique) enrichissaient ces listes.

Cela m’a rapidement découragé, car j’avais l’impression que ce n’était pas très spontané. J’avais aussi un peu de lassitude et une très légère fainéantise, entremêlées des pannes d’Hector et des allers-retours incessants chez le fabricant.

Le week-end, chez mes parents, je ne l’utilisais pratiquement pas, ou bien, juste pour pouvoir dire le lundi matin au Centre que je l’avais utilisé, pour ne pas me faire trop engueuler par mes ergothérapeutes.

Mes parents avaient instauré un “cahier de liaison”, pour expliquer ce que j’avais fait pendant le week-end, et faciliter les échanges avec les professionnels.

En famille, dès le début, j’ai toujours privilégié d’abord les devinettes puis, très rapidement, l’épellation, dès que j’ai appris à lire et à écrire.

J’ai toujours aimé le contact humain direct. Passer par une machine me donnait l’impression de perdre en contact humain spontané, et en complicité.

Quand je suis arrivé en collège spécialisé, en ergothérapie notamment, j’ai utilisé avec ma licorne un clavier agrandi “Intellikeys”, par la suite un clavier virtuel avec prédiction Wivik avec une souris à balayage.

Je m’entraînais surtout chez moi le week-end. C’était le début d’Internet et des premiers mails. J’aimais bien envoyer des mails le week-end, par exemple à mon éducateur-référent, pour bien préparer la semaine suivante et pour lui faire part de toutes mes angoisses du moment.

Les surveillants et les éducateurs essayaient de me faire utiliser ces logiciels pendant les études du soir, mais d’abord la masse de travail que j’avais à rendre, les changements de salles et de personnel inopinés à mes côtés, et surtout les fausses croyances de certains surveillants dans mon utilisation de ces logiciels (ils croyaient que ces appareils étaient magiques et que j’allais pouvoir du jour au lendemain faire seul pratiquement tout) me rebutaient et ne me donnaient pas envie de les utiliser !

Aussi, au passage à l’université, j’ai fortement diminué mon utilisation des outils informatiques vu qu’au foyer, pratiquement personne ne savait pas m’installer correctement devant mon ordinateur. De plus, je ne savais pas bien comment faire tout seul ! Malheureusement, je faisais les cent pas toute la journée à attendre, je ne sais même pas quoi !

Car, même maintenant, j’ai toujours peur qu’on me taxe de fainéant en disant que je ne fais rien, que je ne sais rien faire !

Au-delà de répondre à mes SMS du quotidien ou à certains mails, cela me demande toujours un gros effort d’anticipation pour commencer ou continuer un travail de réflexion en construisant ma pensée.

Je peux le faire sur un laps de temps relativement court et en étant en relation avec une personne qui m’accompagne comme pour cette intervention, mais, si on me lâche dans le grand bain, je ne sais plus ce que je dois faire ni par quel bout commencer !

 

Au début des années 2010, à mon retour en université parisienne, mon ancien ergothérapeute m’a fait essayer l’une des premières commandes oculaires, mais cela n’a pas été très enthousiasmant, car je bougeais trop ma tête et n’arrivais pas à la garder immobile pour arriver à pointer sur une case.

De plus, c’était un gros ordinateur, je n’aurais pas pu le transporter n’importe où !

 

C’est vers 2015 que deux anciennes professionnelles m’ont parlé de la barrette PC Eye à commande oculaire Tobii Dynavox. Au début, j’étais très réticent comme toujours !

 

La communication ne se réduit pas à l’usage de moyens techniques, aussi sophistiqués soient-ils, mais est indissociable d’une relation à autrui.

 

J’aimerais vous parler d’une problématique qui me tient particulièrement à coeur : “la relation à l’autre” ; en l’occurrence la relation que les professionnels du handicap entretiennent avec les personnes accompagnées.

Ces relations peuvent être complexes, cela peut aller de la maltraitance au respect.

L’accompagnement est un équilibre fragile entre le professionnel et l’affectif.

 

Avoir été ballotté entre des éducateurs et des auxiliaires avec une éthique de la relation à l’autre, mais pour certains d’entre eux, animés par la seule perspective de percevoir un salaire à la fin du mois, a provoqué en moi un éclatement intime, ébranlant jusqu’à ma conception de la vie.

J’ai été porté au collège et au lycée par des éducateurs se faisant fort de m’aider à me construire et à bâtir mon devenir.

A l’extrême opposé, j’avais le sentiment les derniers temps, dans mon lieu de vie précédent, d’être torché par des éboueurs (pour certains professionnels). On me pardonnera cette expression crue et sans nuance, mais elle m’est nécessaire pour signifier à quel point ces relations m’affectent dans le plus profond de mon être.

Se contenter de me lever, me laver, me nourrir et me coucher équivaut à me considérer comme un objet et à me dénier mon statut d’homme.

 

L’humanité passe par l’établissement d’une relation.

La posture des professionnels à mon égard est donc cruciale.

J’aimerais ici parler de la notion de “distance professionnelle”.

 

Sur ce point, je me bats contre l’injonction de “distance professionnelle” que l’on assigne aux accompagnants, inculquée dès leurs études, censée prémunir de je ne sais quels attachements et transferts délétères.

Pour ma part, au lieu de parler de distance professionnelle, je parlerais davantage de respect dans la relation.

Il me paraît inconcevable, inhumain, qu’une intervention professionnelle se départisse d’une dimension relationnelle et affective.

Car c’est précisément cette relation basée sur le respect qui peut me redonner le rôle d’acteur de ma propre vie.

Qu’est-ce que j’appelle le respect ?

Pour moi, le respect, c’est cet acte empreint de bienveillance et de confiance qui préserve d’une relation trop envahissante, étouffante, que des professionnels pourraient être tentés d’établir avec les personnes qu’ils accompagnent.

Sous prétexte d’être son ami, on risque en effet de phagocyter l’autre, de ne pas lui laisser l’espace pour exister et s’exprimer, de savoir et dire à sa place ce qui est bon pour lui.

Mieux vaut cheminer à ses côtés avec humilité, en se donnant la liberté d’expérimenter des solutions.

Le respect, c’est aussi prendre soin de solliciter l’avis de la personne handicapée, y compris lorsqu’on connaît par cœur ses habitudes.

Partant d’un bon sentiment, la tentation est grande   de parler à sa place pour gagner du temps.

Mais, ce faisant, on ne l’habitue pas à exercer son autonomie, et on ne la prépare pas à des situations futures, dans lesquelles elle devra faire des choix, ou réaliser elle-même certains actes.

J’ai donc inventé le concept de “handification“.

Je voulais dire par là que la société nous enferme dans notre handicap. Comme dans certains foyers, où les dirigeants et les professionnels nous dictent ce que nous avons à faire et nous laissent dans notre coin !

Au contraire, on peut multiplier les petites astuces pour que la personne handicapée soit partie prenante de tout ce qui la concerne. Par exemple, lui expliquer le contenu du courrier que l’on glisse dans son sac à destination d’un autre professionnel.

Sa dépendance s’en trouve en quelque sorte amoindrie, puisqu’un droit de regard lui est accordé sur son quotidien.

Elle n’est pas pour autant assignée à une autonomie factice, et, dans les faits, éreintante.

En écho, j’en ai créé un concept, la “validification“, qui signifie que l’on ne tient pas compte de notre handicap ni de ses contraintes au quotidien.

Comme l’exemple que j’ai cité plus haut, où les surveillants croyaient que ces appareils étaient magiques et que j’allais pouvoir du jour au lendemain faire seul tous mes devoirs.

 

Pour résumer, je dirais “oui” pour le respect, et “non” pour la distance froide et inhumaine, car j’ai besoin d’un entourage de professionnels qui me poussent bien au-delà de mes capacités.

En définitive, je vous dirai que la traduction qui équivaut à l’accompagnement est un art, pour reprendre les termes de Marcel Nuss.

 

Nous, passionnés et professionnels de la traduction, nous sommes des artistes et des artisans, créatifs et inspirants qui nous aidons à bâtir un projet commun d’existence.

Grâce aux méthodes d’apprentissage que mes institutrices ont essayé à mes côtés, et grâce aux différents moyens de communication que mes rééducateurs m’ont permis d’expérimenter, je suis donc arrivé à m’exprimer, lire et écrire, communiquer avec les autres, sortir de mon isolement et faire des études.

Néanmoins, en plus de trente ans, comme j’ai connu de multiples manières de communiquer avec moi et surtout différentes façons de travailler, je dois trouver maintenant mes propres repères et procédés pour interagir de façon appropriée avec chacun de mes interlocuteurs, et apprendre à jongler pour utiliser le bon outil et surtout la bonne méthode de travail.

Si je navigue dans un contexte accueillant et respectueux, je me sens tout à fait capable de communiquer, d’interagir avec les autres et de prendre des responsabilités.

J’œuvre pour que la société soit la plus inclusive possible en faisant de nos handicaps, de nos fragilités, une force, un “booster”.

Tout ceci m’a permis d’inventer un slogan : “Osons la fraternité heureuse” entre nous, les personnes en situation de handicap et les personnes dites valides.

 

En citant Pierre DUHEM, « la traduction est ce qui permet de définir la distance entre la théorie et l’expérience. », j’aimerais maintenant faire état de différentes étapes de ma vie où l’interculturel a joué un rôle fort, central, et vous présenter mes analyses ensuite.

 

De 1991 à 1994, je me suis rendu régulièrement à Budapest. J’ai fait un constat étonnant : j’ai été très bien accueilli localement ; toutefois je n’ai jamais croisé d’autre personne en situation de handicap dans les espaces publics, les rues, que j’ai visités. D’ailleurs, les Hongrois s’étonnaient de voir que j’accompagnais mon père et voyageais avec lui ! De plus, nos discussions nous ont amenés à prendre conscience que nous ne pouvions pas voir de handicap ailleurs qu’au sein des institutions médico-sociales locales, ou autrement appelées « en milieu fermé ».

J’ai découvert Haïti lors de discussions avec Jackson, qui m’a accompagné durant plusieurs années sur le plan universitaire. Avec lui qui était origine de cette île, j’ai plongé dans le domaine de l’interculturel. Suite au séisme de 2010, nous avons monté une association ensemble et financé la construction de plusieurs écoles locales. Je ne me suis pas rendu sur place ; cependant, cette solidarité internationale m’a marquée.

Dans les mêmes années que le projet Haïti, je me suis formé au sein du programme de l’association INTERCORDIA. J’avais envie de donner, redonner ce que j’ai reçu. D’ailleurs, ça a beaucoup étonné les organisateurs qu’une personne comme moi entre guillemets veuille s’impliquer dans des projets où normalement j’aurais été un bénéficiaire !

 

Et quitte à participer entièrement, j’ai donc suivi une formation de deux semaines intensives pour être formé et pouvoir me rendre sur le terrain. Normalement, les missions des volontaires en solidarité internationale durent neuf mois consécutifs. Evidemment qu’au regard de mon handicap, et de la nécessité d’un accompagnement, une telle durée était inenvisageable. Du coup, un accord a été trouvé : partir deux semaines à chaque fois sur deux destinations.

Je me suis donc rendu en voyage touristique avec des aspects humanitaires, mais pas en mission humanitaire en Chine, où mon amie Isabelle allait régulièrement travailler dans des centres d’accueil d’enfants en situation de handicaps. Elle voulait organiser un voyage autour des jeux paralympiques de Pékin. En proposant à trois personnes en situation de handicap de faire partie du groupe de sept, au total incluant les quatre accompagnateurs.

Les enfants étaient recueillis dans des centres d’accueil qui étaient plus proches d’orphelinats, tels que la France en comptait au dix-neuvième siècle. Peu avant mes 30 ans, je prenais alors conscience de ma chance d’être né en France, et des difficultés locales de ces enfants qui devaient très jeunes apprendre à survivre sans alternative, ni avenir professionnel. Il faut se rappeler qu’en Chine, le handicap est perçu comme une malédiction familiale et sociale. D’autant plus avec la politique de l’enfant unique !

Pour mon deuxième séjour, là encore, quitte à partir, autant le faire loin : j’ai donc choisi de me rendre au Brésil. J’ai été accueilli par l’association IBDD, basée à Rio. Association qui essayait de promouvoir l’intégration des personnes en situation de handicap au sein de la société brésilienne, à travers trois domaines : emploi, juridique et sportive. Je me suis plus imprégné de la vie de l’association. J’aimais rester discuter avec les personnes handicapées qui y travaillaient.

Il y avait autant de personnes avec ou sans handicap. Ce qui m’a révélé leur volonté d’inclure le plus possible ! La directrice faisait preuve d’un volontarisme et d’un dévouement hors pair ! Elle déplaçait des montagnes en permettant aux employés avec ou sans handicap de faire preuve de ce que j’appelle « le pouvoir d’agir », à savoir œuvrer ensemble pour chacun et tout le monde, à faire société commune, non pas malgré les handicaps mais grâce aux opportunités qu’ils engendrent !

Anecdote cocasse : Il se trouve qu’en décalant mes dates de départ, j’ai pu assister à un monument essentiel de la culture locale brésilienne : à savoir le Carnaval. Cela fait beaucoup rire mon père quand il le raconte. Ne lui dites rien : j’avais fait exprès !

Les éducateurs du lycée EREA Toulouse Lautrec de Vaucresson qui s’occupaient des élèves de la classe de Troisième où je suivais les cours avaient organisé un voyage en Californie, afin de marquer la fin d’un cycle et notre départ vers d’autres horizons. Nous sommes partis huit jeunes et sept adultes, pour une durée de deux semaines, pendant les vacances de Pâques.

A San Francisco, nous avons visité la célèbre université de Berkeley. Avec un centre attenant qui accompagne les étudiants en situation de handicap. Ca me donnait envie, parce qu’on y parlait déjà, selon moi, d’une véritable inclusion ! C’était mon rêve américain ! Alors qu’en France on en était encore à la notion précédente, celle de l’intégration !

En 2000, pour mes vingt ans, j’ai pris part à un voyage spécial : ma première croisière à travers les fjords de Norvège ! Je me souviens de la beauté immense des paysages à couper le souffle, ainsi que de l’accueil disons circonspect de l’équipage qui refusait de me laisser descendre aux escales et participer aux différentes excursions sous des prétextes logistiques. En termes de traduction, j’en garde l’idée de traverser des frontières géographiques et me fracasser devant d’autres plus humaines.

Sur un aspect spirituel et religieux, j’ai toujours souhaité me rapprocher d’expériences interculturelles. Les journées mondiales de la jeunesse ou JMJ en sont un formidable exemple ! J’ai dû traduire ma volonté d’y participer à chaque édition. De la première à laquelle  j’ai participée en 2005 à Cologne, en passant par celles de Sydney en 2008, de Madrid en 2011, de Rio en 2013, de Cracovie en 2016 à celles de Panama en 2019.

Ce sont autant d’étapes de ma construction personnelle de foi en Dieu, foi en l’être humain et foi en mes propres capacités d’adaptation, de logistique et de relations sociales.

Quelle joie de voir le Monde entier se réunir pour des valeurs communes, partagées par autant de jeunes, femmes et hommes, ne parlant pas les mêmes langues, mais les mêmes idéaux !

Je m’y épanouis profondément car j’y ressens le fait de faire partie de l’Humanité avec un h majuscule. Sans frontières ni géographiques ni intellectuelles. On m’y accueille à bras ouverts, tout comme je peux le faire à mon tour.

J’y retrouve la même communion que durant mes week-ends Ecclésia Campus avec les jeunes des aumôneries de partout en France, dans une dimension internationale, mondialisée, globale. J’y ai vécu des barrières linguistiques réelles, car je ne maîtrise pas toutes les langues des pays par lesquels je suis passé. Pourtant, il y a là quelque chose de proximité, de solidarité, qui compense la non ou mauvaise compréhension des mots. Il s’y passe quelque chose qui dépasse l’entendement. Que j’apprécie particulièrement. Et que j’exprime par des rires, des sourires, des pleurs.

 

Dans le cadre de mes études à l’INS HEA, j’ai souhaité profiter à fond de l’expérience estudiantine en réalisant un stage de trois mois sous le statut Erasmus, au sein du service qui accompagne les étudiants en situation de handicap de l’Université Libre de Bruxelles. J’ai pu mieux comprendre les différents systèmes régionaux qui gèrent les spécificités des étudiants en situation de handicap belges.

J’ai visité le dispositif mis en place à l’université catholique de Louvain La Neuve, dispositif que j’ai trouvé plus global qu’à Bruxelles et en France, car chaque étudiant en situation de handicap y est suivi par un tuteur parmi les élèves de l’année supérieure, qui a en charge de l’accompagner et prendre les notes durant les cours, leur servir de secrétaire pendant les examens.

Un éventuel dernier exemple de ma volonté d’aller vers l’Autre, de repousser les barrières : j’ai voulu adolescent apprendre la langue allemande, alors même qu’aucun de mes deux parents ne la parlaient. Imaginez les galères sans nom, de mon père à devoir épeler lettre par lettre les mots allemands avant même de pouvoir les traduire !

L’auteure Hélène MIALET dans son ouvrage “A la recherche de Stephen Hawking” écrit “le passage perpétuel de l’individu Hawking le corps institué, et le corps mythologique … est ici représenté.” Au sein de ce livre, les interfaces utilisées par Hawking sont appelées des traductions.

Il faisait appel à une équipe et une machinerie autour de lui, pour avancer ses idées, en avance sur son temps.

 

Génie scientifique en moins, loin de moi l’idée de me comparer au Professeur Hawking sur le point de l’intelligence, j’aimerais à mon tour pouvoir bénéficier de mes propres traductions, dans le cadre du projet de thèse que j’envisage, et pour lequel, si le comité Cerisyen l’accepte de co-construire ensemble une démarche de recherche scientifique, je serai plus qu’enchanté de venir présenter à dates fixes les avancées de mes travaux dans les années à venir !

 

Je fais comme beaucoup d’autres le constat qu’il existe des marges de progression dans la traduction : que cela soit dans les usages des technologies comme dans nos rapports à la consommation de ces outils formidables. Qualitativement, quantitativement, moralement, il reste à formuler tant d’hypothèses et instaurer des débats que nous ne sommes pas encore prêts à arriver au consensus total. D’ailleurs, en sociologie, c’est un élément quasiment impossible à atteindre, qu’il faut peut-être même craindre ?!

 

Je vis une obsession de l’altérité. Sur les plans techniques, technologiques comme humains, humanistes. Singularité et universalité entrent en traduction commune, et ouvrent selon moi des portes, des potentiels infinis.

Comme lors de mon intervention lors du colloque ici à CERISY en août 2019, j’aimerais citer Hannah ARENDT « Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres. » Traduction de la vulnérabilité, caractère commun à tous les humains, et qui nous rend responsables les uns les autres, en référence à Corinne PELLUCHON, Emmanuel LEVINAS et aux ouvrages des chaires animées par Cynthia FLEURY , notamment « Le soin est un Humanisme ».

 

Après avoir formulé des propos basés sur mes expériences, sur ce que j’envisage comme universalité de ces situations de vie, je vous invite à m’accompagner dans une conclusion en forme d’ouverture à de plus amples réflexions.

A l’occasion de mon Master 1, j’ai réalisé un mémoire sur le thème des « Déterminismes sociologiques des travailleurs sociaux ».

Et qui revient en synthèse à questionner la culture même de celles et ceux qui m’entourent. Comment devient-on éducateur, auxiliaire, assistant personnel ?

Par quels passages sont-elles et sont-ils arrivés dans ma vie ? Quels sont les récits de leurs propres vies, qui peuvent entrer en connexions avec moi, avec ma propre vie ?

Comment tout cela est-il universel, et se rapproche de toute réalité de tous les employeurs qui au moment d’une embauche reçoivent des candidatures par mail, des lettres de motivation et des C  V  , et doivent ensuite conduire des entretiens de recrutement ?  

Si à l’approche du terme de cet exposé, j’ai réussi à parvenir à entrer en résonnance avec vous, sur la base de mes expériences et vous prouver que nous sommes plus connectés que ce qui nous différencie, que mes expériences spécifiques valent pour toutes et tous.

Et que mon expérience humaine générale et les relations particulières avec la technologie sont d’une portée universelle, alors je pense modestement avoir contribué à ce formidable colloque.

Dans un texte de 2013, j’évoque le terme « Mes semblables », ce que je considère être la traduction de cette volonté de ne pas nier ma condition de naissance, de me rapprocher de celles et ceux qui me ressemblent, et en même temps d’éviter d’être catégorisé seulement par mon apparence, mon statut imparfait. Traduction du regard que me porte parfois la société ainsi que du « handicap social », processus autrement appelé « handification ».

Qui me cantonne à être simplement, à ne devenir rien d’autre que ce que l’on m’attribue par avance, et qui me contraint, me paralyse, me foudroie, me cloue dans ce fauteuil sans que je ne puisse en sortir intellectuellement. Que toutes mes propositions, idées, rêves, projets ne puissent s’envoler ailleurs qu’au sein de l’enceinte de mon corps, de ma chair.

Alors même qu’il est si simple via le processus inverse de « validification » de croire en moi, de me laisser oser, de me porter, en haute estime pour que je déploie mes bras comme des ailes, et que les contraintes physiques de mon corps deviennent la possibilité de tout faire, tout oser, tout changer, sans aucune barrière ni contrainte, autre que celles que je m’impose moi-même.

La différence alors est flagrante en moi, entre moi et la ou les personnes qui m’entourent, et entre moi et la société qui m’accepte donc tel que je suis, tel que je veux être, tel que je peux être, tel que l’on attendrait de moi si je n’étais pas en situation physique de handicap.

Je vous parle de moi aujourd’hui. J’espère en avoir tiré des réflexions plus globales. Car, si j’ai pu éviter les foyers occupationnels, cela n’est pas le cas global pour tant d’autres.

 

Et le confinement, à mon domicile, récent m’a parfois ramené à cette peur d’un piège d’enfermement social, médical et sanitaire, piège dans lequel peuvent tomber trop de personnes dont les conditions ne permettent pas d’autre système de vie pour gérer leurs fragilités et vulnérabilités.

 

Que faisons-nous en tant que société ?

Que souhaitons-nous pour nous-mêmes ?

Comment envisager toute personne, dépendante ou non, comme une ressource sociale, économique, intellectuelle ?

Quels pas d’audace cela serait-ce, si nous avions plus de maires de communes, d’économistes, de grands auteurs, de chanteuses et chanteurs, d’artistes, d’auteurs, de sportives et sportifs avec un ou plusieurs handicaps de naissance, mais qui prendraient part à la vie citoyenne et politique, pas uniquement comme bénéficiaires mais comme offrant leurs compétences, savoir-être et pensées au service de l’ensemble, pour toutes et tous ?

 

Le curseur semble éloigné aujourd’hui. Cette option semble lointaine. Pourtant, il suffit de peu pour amorcer ce paradigme, selon moi.

 

A la rentrée de septembre 2020 par exemple, je deviendrai chargé de cours. J’aurai donc la mission de participer à l’enseignement d’étudiants, et à la vie du corps professoral. Je souhaite bon courage à mes élèves et collègues, car je me suis promis d’ores-et-déjà de ne pas les ménager intellectuellement, de les pousser le plus loin dans leurs retranchements, afin de pouvoir leur faire profiter de cette vision, et de mes années de vie et études. En bref, ce que l’on attend d’un « prof dit classique » !

 

Avant de terminer, j’aimerais aborder deux concepts qui me tiennent à cœur, et que je suis parvenu à matérialiser ici à Cerisy la semaine dernière. Anticipation et Extrapolation.

 

L’anticipation revient à vouloir me laisser le temps de traduire mes pensées par moi-même, alors que l’extrapolation le fait à ma place. Je ressens le besoin d’appuyer sur ces points à ce moment précis, car il en va du ressort de la traduction en elle-même !

 

Il me semble essentiel de saisir les enjeux contemporains de la traduction, à savoir :

  • de quel futur du trésor qu’est la culture humaine, osons-nous rêver ?

cette faculté inouïe de l’être humain de s’envisager dans l’ensemble des composantes de sa réalité, physique, matérielle, spirituelle, …

  • de la compétence essentielle de formation des futurs traducteurs ;
  • de perpétuer la richesse de la diversité linguistique, je ne peux que nous inviter à creuser en nous-mêmes, à nous ouvrir les unes, les uns aux autres, et faire ensemble un chemin perpétuel de connaissances et d’ouverture, de respect où Cerisy réside au cœur de nos actions et accueillera sans nul doute encore longtemps les passages réguliers que nous voudrons bien lui offrir en modestes contributions de notre remerciement.

Je vous remercie chaleureusement pour votre écoute attentive et me tiens à votre disposition pour tous les échanges vifs que je souhaite engager maintenant.

Philippe AUBERT

2 réflexions sur “Colloque Traduction 2020 à Cerisy par Philippe Aubert”

  1. Un article lu et relu et qui reste dans ma pile des articles à lire tant je le trouve instructif pour accompagner mon fils dans la quete de sa voix.
    Merci, sincèrement MERCI!

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