Philippe Aubert a été sollicité par Diane CABOUAT, Présidente de Dyspraxie France Dys Paris et vice-Présidente de Dyspraxie France Dys pour intervenir sur la question de définition du terme d’autonomie.
Cette prise de parole a été donnée lors du premier colloque consacré à la dyspraxie ou trouble développemental de la coordination (TDC) le 12 mars 2022 au Ministère de la Santé et des Solidarités.
Philippe a tenté de donner une définition générale de l’autonomie, et également plus basée sur sa propre expérience.
Philippe a bien conscience qu’il s’agit d’un défi énorme, dont les contours sont pluriels, en fonction de qui en parle, comment on en parle et quels objectifs, quelles visées politiques on souhaite s’en servir.
Nous aurons plaisir de lire vos questions en commentaires ici ou sur Linkedin.
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Si besoin, voici le texte brut ci-dessous :
Bonjour mesdames, messieurs,
Je suis ravi de pouvoir intervenir devant vous aujourd’hui.
Je tiens beaucoup à remercier Diane CABOUAT, pour l’invitation à m’exprimer dans le cadre de ce premier colloque consacré à la dyspraxie ou trouble développemental de la coordination, organisé par Dyspraxie France Dys.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, je m’appelle Philippe Aubert. Je suis sociologue de formation, spécialisé dans les pratiques inclusives.
En 2018, j’ai créé une association nommée Rage d’Exister, en référence au titre de mon premier livre paru la même année.
Avec les membres de cette association, notre ambition est que les personnes en situation de handicap puissent pleinement participer à la vie sociale, culturelle, environnementale, économique, entre autres.
Dans ce cadre, je dispense aujourd’hui des formations et conférences dans des universités et diverses entreprises.
Par ailleurs, je préside un conseil sur les questions sémantiques, sociologiques et éthiques, qui élabore des travaux de réflexions, au sein du Conseil National Consultatif des Personnes en situation de Handicap, le CNCPH.
Vous pouvez le constater, je travaille sur de nombreuses activités, qui plus est, socialement contributrices.
Pourtant, si on remonte quelques années en arrière, mes enseignants n’auraient pas misé gros sur moi.
En effet, ils avaient conditionnés ma poursuite d’étude à l’acquisition d’une autonomie d’action. Sachant que je ne peux et ne pourrais jamais ni contrôler mes mouvements, ni parler, cette injonction est quelque part assez comique.
Toutefois, c’est bien le développement d’une certaine autonomie qui m’a permis de suivre des études, et me permet aujourd’hui de travailler sur toutes ces activités.
Mais, avant de rentrer plus en détails sur la façon dont se traduit l’autonomie pour moi, il me semble nécessaire de se pencher sur la signification générale de cette notion.
Bien que, de prime abord, tout le monde croit savoir ce qu’elle signifie, l’autonomie reste encore quelque part un mystère, et cela, peut-être de part la pluralité de sens qu’on lui donne, et, de part sa notoriété dans le champ social et médico-social.
C’est d’ailleurs ce qui a mené le gouvernement Castex à lancer un programme prioritaire de recherche sur ce sujet.
L’autonomie est fréquemment définie comme l’absence de dépendance, comme le pouvoir et le savoir de se débrouiller seul, trois petits points, comme tout le monde. Dans le monde du travail, être autonome c’est ne jamais avoir besoin d’autrui. Dans ce cas là, on parle en réalité d’indépendance.
Moi, j’ai besoin de l’aide d’une personne extérieure dans tous les gestes du quotidien, je suis dépendant. Par définition, on peut se poser la question de savoir si je ne serais donc pas autonome ? Je vous le dis, je suis autonome et dépendant. Je suis les deux.
La capacité d’une personne ne saurait être réduite à sa capacité à accomplir seule des actions ou des gestes. Je vous invite à réconcilier ces deux notions, autonomie et dépendance, qui peuvent aller de paire, et vous invite à concevoir l’autonomie, non plus comme un objectif en soi, mais bien comme un processus, pour être maître de sa vie.
Le sens étymologique de ce terme signifie d’ailleurs « se gouverner soi-même ».
Bien que dans certains domaines spécifiques, tels qu’en rééducation fonctionnelle, l’autonomie soit mesurée selon un degré de dépendance, avec cette signification réductrice, l’autonomie ne peut être considérée universelle, car, de cette façon elle gomme toute une partie de la population. Elle ne leur laisse aucune chance d’exister dans la société, étant donné que la participation sociale semble alors conditionnée par l’autonomie.
Je prône l’autonomie selon la définition de Paul Ricoeur, qui dit, entre guillemets, qu’être autonome, c’est être identifié par soi et par les autres comme un sujet décideur de ses propres actes. C’est aussi, avoir confiance dans sa propre capacité à être cet acteur, ce sujet, cet auteur. fin de citation.
L’autonomie d’action et de décision est alors au cœur d’un processus et d’un écosystème d’identification et d’autodétermination, qui s’inscrivent dans l’histoire et le développement de chacun d’entre nous, personne dite valide autant que personne en situation de handicap.
Mais, comment s’inscrire positivement dans ce processus, si on est à priori, du fait de son handicap, présumé incapable et donc irresponsable ?
Comment dans ces conditions attester de son potentiel ?
Toute personne en situation de handicap ; quel que soit ce handicap ; visible ou non, connaît cette épuisante injonction d’être soi et de croire en soi, malgré l’opinion dévalorisante ou agressive des autres.
C’est une charge psychique énorme ; stérilisante et destructrice. Elle rend souvent difficile, ou même impossible, inaudible, la construction et l’expression de sa joie et de sa force de vivre.
C’est pourquoi, nous devons orienter nos réflexions vers la prise en considération de tous les travaux récents sur les processus d’apprentissage de l’autodétermination.
Cette notion d’autodétermination est sans doute essentielle dans une approche positive de l’autonomie pour les personnes en situation en handicap car elle les repositionne comme sujet majeur de leur pouvoir d’agir.
Laissons-nous gagner un instant par son souffle émancipateur !
J’ai conscience que s’ouvre là un énorme champ qui propulse sur le devant de la scène le rôle direct et majeur des personnes en situation de handicap elles-mêmes, mais interroge aussi toute la chaîne des attitudes et des savoirs des accompagnants, famille, associations, professionnels, institutions… ainsi que les moyens techniques utilisables.
Je partage cette vision, sans nier les règles qui peuvent nous être imposées.
Nous sommes toujours autonomes dans un cadre contraint. L’autonomie se traduit alors par le fait de pouvoir choisir pour soi-même ses règles de conduite, l’orientation de ses actes, mais aussi les risques encourus.
Bien évidemment, je ne nie pas mes besoin d’aides. L’autonomie n’exclut pas la relation d’aide, elle exclut par contre la contrainte d’autrui.
Alors, elle est intrinsèquement liée à l’interdépendance et aux liens avec les autres, qui vont être vecteurs d’autonomie.
L’enjeu ici, pour les personnes dépendantes et leurs aidants, est au cœur de leur relation. Ils sont appelés à rechercher et à façonner un équilibre juste, favorable au déploiement de l’autonomie.
Ces questionnements sont centraux dans les domaines de l’aide à la personne, que ça soit en institution, dans les associations, avec les professionnels et les proches aidants, ainsi qu’à domicile.
Nous évoluons encore trop largement dans un contexte de prise en charge médicalisée, paternaliste et pensée par des personnes dites valides, ce qui restreint finalement l’autonomie des personnes concernées.
L’enjeu aujourd’hui est d’opérer le basculement de l’hétéronomie, c’est-à-dire, que ce que nous faisons est imposé par d’autres, vers l’autonomie.
Mais, comment parvenir à se réaliser et à déployer notre autonomie, lorsque le regard de l’autre nous limite par ses stéréotypes, préjugés et que nous sommes discriminés ?
Ce que je vous dis là a été conceptualisé et s’appelle « l’effet Golem ». Il a été montré que la performance est moindre, et les objectifs moins élevés, sous l’effet d’un potentiel jugé limité par une autorité.
Les personnes en situation de handicap sont encore trop souvent perçues seulement comme des personnes déficientes, voire même comme étant une contrainte.
L’invitation ici est de poser un nouveau regard sur les personnes en situation de handicap : les reconnaître avant tout pour leurs capacités au pluriel.
Scientifique, écrivain et sculpteur français spécialiste en ergonomie et en psychologie, Pierre Rabardel a montré qu’avec cette reconnaissance, le « sujet capable » entre guillemets, comme il l’appelle, va ainsi mobiliser et développer de multiples ressources dans son activité. Ceci entraîne un maintien, ou un accroissement de son pouvoir d’agir, et donc de son autonomie.
Cette façon de voir l’autonomie, cette invitation à poser un regard capacitant sur les personnes en situation de handicap, et plus largement cette vision, sont intrinsèquement liées à l’autodétermination.
Cette dernière permet de repenser l’autonomie positivement, en repositionnant le sujet lui-même comme acteur majeur de son pouvoir d’agir. C’est un outil d’émancipation qui encourage à rendre universelle l’autonomie.
Maintenant, je souhaite vous présenter le système que j’ai « bricolé » entre guillemets, dans lequel je peux aujourd’hui déployer mon autonomie. Je parle de « bricolage », car les personnes en situation de handicap sont souvent amenées à faire preuve d’inventivité et d’ingéniosité, en détournant des systèmes au service de leur pouvoir d’agir. Je nous appelle alors entre guillemets « les bricoleurs de génie de la vie ». Ce qui a beaucoup plu comme expression à notre Premier Ministre Jean Castex lors du Comité interministériel du Handicap auquel j’avais été invité en novembre 2020.
J’ai mis en place, au fur et à mesure de mon parcours, un système dans lequel j’ai le pouvoir d’agir.
Ce système repose sur une collaboration entre un réseau humain et non-humain. Sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, Bruno Latour nomme un tel système « l’acteur réseau » entre guillemets. Il a développé cette notion à partir de la sociologie de la traduction, c’est d’ailleurs avec un système comparable que le Professeur Steven Hawking travaillait.
Ayant posé le cadre théorique, ayant apporté une définition de l’autonomie, je souhaite à présent vous parler de ma propre expérience au quotidien.
Aujourd’hui, pour vous parler, j’utilise une synthèse vocale. J’ai préparé ce que je dis en amont avec le logiciel Communicator. Grâce à une commande oculaire, j’ai pu écrire un texte avec mes yeux sur mon ordinateur. Ce logiciel me permet notamment d’écrire des mails, des sms, d’avoir un agenda que je peux compléter.
Cet outil numérique a permis de considérablement développer mon autonomie. Je maîtrise ma communication, et je peux interagir avec mon environnement. Grâce à ce système, je peux travailler, développer mes relations sociales, et aussi avoir une vie privée, ce qui m’est précieux, comme pour tout un chacun.
J’utilise également cette synthèse vocale et cette commande oculaire lorsque je travaille avec mes deux assistants sur nos projets professionnels. Notre façon de travailler s’inspire du concept de “binôme de travail à compétences complémentaires”, ou alors formulé plus simplement “duo de compétences”. Dans ma situation, il s’agit parfois d’un trinôme de travail. Cette méthode de travail me permet véritablement de développer mon pouvoir d’agir, et mon autonomie, en prenant en compte les spécificités liées à mon handicap. Mais pas seulement.
De façon générale, le duo de compétences permet la valorisation des expériences et des compétences de chacune des personnes qui le compose. Il permet à toutes et à tous de déployer leurs compétences, et d’être enrichis par celles des autres, grâce à une juste et équitable répartition des missions.
Ce vecteur d’autonomie est basé sur une relation de collaboration. C’est pourquoi, la communication y est fondamentale. De cette façon, je peux ajuster avec mes assistants notre manière de travailler. Il nous a fallu quelque temps pour trouver un équilibre satisfaisant pour tous, et au sein duquel je peux en être pleinement acteur.
Cette méthode de travail est innovante, elle me permet de sortir du paradigme de l’aidé et de l’aidant. Même si techniquement, j’ai le statut d’être employeur et eux mes auxiliaires de vie, nous sommes plus proches du statut plus horizontal de collègues de travail.
Nous sommes attentifs à veiller à garder un équilibre entre nous tous, et à ne pas générer de sentiment de dépendance. L’enjeu de cette méthode est de trouver la juste articulation entre la pensée individuelle, et le travail collectif.
Penser l’autonomie, c’est alors se laisser un espace de création et d’innovations important, c’est ne pas limiter nos ambitions.
Lors du Comité interministériel du Handicap du 5 juillet 2021, j’ai pu citer quelques éléments personnels sur l’autonomie, éléments que je souhaite vous partager également maintenant.
Je considère que c’est un débat central, voire crucial pour les personnes en situation de handicap, mais aussi pour toute personne, de tout âge ; cela nous concerne toutes et tous. De l’enfance, à ce que l’on appelle affectueusement le grand âge.
L’autonomie n’a pas forcément bonne presse chez certaines des personnes en situation de handicap.
Ainsi, en tant que société, dans nos réflexions actuelles autant que dans nos actions, il convient d’être collectivement attentifs à la relation entre autonomie et dépendance. On peut en effet être dépendant et autonome. C’est donc une notion dont l’usage doit être fait avec circonspection.
Je voudrais exprimer en quelques mots mes convictions sur ce sujet de l’autonomie. Je crois profondément que le monde du handicap ne doit jamais s’isoler et se concevoir comme un monde à part. Je défendrai toujours une vision commune de la société et un refus d’appartenances exclusives.
Il n’y a pas d’autonomie sans un sujet. Ce sujet c’est l’individu, la personne singulière. Chacune, chacun est unique, et chacune, chacun a besoin d’un processus d’individuation et de socialisation pour exister ; et ce à tout âge, tout au long de sa vie.
A la fin de ce propos, j’aimerais vous proposer la citation suivante de Hannah ARENDT, Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres. fin de citation. C’est un sentiment terrible qui m’a habité longtemps dans ma construction en tant qu’enfant, adolescent et qui le fait encore récemment dans ma vie adulte.
Je suis obsédé par ce lien d’interdépendance et d’autonomie, car au fond des choses, je me sens proche de cette dualité. C’est par ce double prisme que je construis mon autonomie et ma force.
Afin de conclure mon intervention, je tiens à vous partager le poème de Jacques Prévert, intitulé le Cancre, car il m’inspire beaucoup.
« Il dit non avec la tête,
Mais il dit oui avec le cœur,
Il dit oui à ce qu’il aime,
Il dit non au professeur,
Il est debout,
On le questionne,
Et tous les problèmes sont posés,
Soudain, le fou rire le prend,
Et il efface tout
Les chiffres et les mots,
Les dates et les noms,
Les phrases et les pièges.
Et malgré les menaces du maître,
Sous les huées des enfants prodiges,
Avec les craies de toutes les couleurs,
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur. »
Je termine sur ce poème, car je crois qu’il est nécessaire d’avoir sur nous-mêmes et sur la vie une certaine dose de dérision, voire d’insolence, comme l’évoque dans deux registres divers, la série Vestiaires, ainsi que le philosophe Michel SERRES.
J’aurai plaisir d’échanger avec vous par l’intermédiaire de l’équipe d’organisation de la journée. Que je remercie à nouveau pour son invitation.
Merci pour votre écoute. Et bonne fin de journée ensemble.
Merci pour cette intervention qui allie avec force une démarche conceptuelle et un vécu expérientiel 🙂