Intervention de Philippe Aubert lors des Universités d’été 2020 du CNCPH

Paris, le Mercredi 26 août 2020

Une existence en traduction : entre handification et validification,

en quête du pouvoir d’agir

 

Bonjour,

Je suis très heureux de m’exprimer aujourd’hui pour ces premières Universités d’été.

Je remercie très vivement Jérémie Boroy, notre Président, et tous les initiateurs et organisateurs de ces événements passionnants.

   

Je participe à ces Universités d’été de façon assidue depuis lundi. J’avoue mon grand intérêt pour l’ensemble des interventions et des débats.

J’apprends beaucoup de toutes ces contributions et j’ai donc adapté mon propos.

Je vais l’exposer en plusieurs parties, que j’espère cohérentes entre elles.

Ce sont des réflexions libres, personnelles, forcément succinctes, ouvertes et à discuter.

 

Tout d’abord, j’ai écouté attentivement les différents propos tenus lors de ces Universités d’été, notamment concernant les conditions des législations futures, l’action des pouvoirs publics, et surtout le projet majeur de cinquième branche.

 

J’avoue avoir pris conscience de la nécessité d’un travail considérable à effectuer pour bien cerner les acceptions multiples de certains mots, comme par exemple : autonomie, universalité, transversalité … Je serais impertinent de parler de mots « valises », car ceux qui les emploient sont très compétents, et je peux tomber moi-même dans cet écueil.

Cela me conforte cependant dans l’idée d’un besoin urgent de construire méthodiquement un glossaire, un dictionnaire évolutif, national et international, nous permettant de mener des discussions dans des conditions claires, sur des sujets aussi pointus.

Surtout que je crains toujours qu’un langage nécessairement général nous éloigne des réalités vécues, toujours difficiles à « traduire ».

Comment alors faire la différence en fonction des contextes

dans lesquels sont utilisés ces termes ?

 

Comment faire la différence en fonction des contextes dans lesquels sont utilisés ces termes. Je suis convaincu de l’impact majeur que peut avoir le Conseil que je vais avoir l’honneur de présider, sur ces questions de sémantique, qui sont en réalité très politiques.

 

Mais le point déterminant pour moi ; la clé de voûte de toute action en matière de handicap, c’est la reconnaissance de l’expérience singulière, individuelle et collective des personnes en situation de handicap. Expérience qui doit être et demeurer un point d’ancrage permanent de nos travaux futurs et de leur éthique.

En effet, cette réalité doit être un garde fou face au risque de conceptualisation, de généralisation à outrance des outils mis en place par les politiques du handicap.

Dès le moment où un outil, une politique ou une solution est pensée pour être généralisable, il cesse souvent d’être applicable dans les réalités singulières de chacun.

A l’inverse, c’est par la prise en compte de cette singularité que l’on peut accompagner les individus à être acteurs, auteurs et non plus simples figurants de leurs projets de vie, que je préfère appeler projets d’existence.

Cette démarche permet par ailleurs de découvrir et de mettre en valeur les innovations induites par le handicap et la diversité. Elle prédispose surtout à développer les capacités de choisir, de décider et d’agir de chacun ; ce qui doit constituer, à mon avis, le cœur des actions en faveur des personnes en situation de handicap, et qui est l’attente principale des générations actuelles ; le pouvoir d’agir.

 

Ma propre expérience, au travers des différents obstacles que j’ai rencontrés, particulièrement au moment de la préparation de mon Baccalauréat, m’a amené à mieux comprendre ma situation et à développer ultérieurement mon projet d’existence.

C’est à ce moment que j’ai développé les concepts de validification et d’handification  pour bien analyser les différents mouvements contradictoires de mon environnement ; ce qui m’affectait alors douloureusement. Ces derniers étant source de tensions paralysantes, mais aussi d’injonctions contradictoires.

Je découvrais que le poids de mon handicap exigeait beaucoup de moyens pour assurer ma vie quotidienne ; ce qui devenait un problème en soi, une handification, dont le milieu scolaire se désolidarisait, exigeant que je me conforme aux obligations ordinaires, légèrement aménagées, opérant une validification.

J’ai mis au point ces termes pour comprendre et expliquer ma situation qui était à ce moment là dans l’impasse.

Mais le fait d’exprimer ma situation comme étant l’objet de ces deux forces en mouvement m’a permis plus tard, peu à peu, de la concevoir autrement, car les situations n’étaient pas figées, et d’opérer un retournement en me constituant peu à peu une nouvelle capacité d’agir.

L’handification négative est devenue une reconnaissance saine de mes limites et l’aptitude à intégrer de nouvelles techniques de communication et de travail, et la validification s’est transformée en un accompagnement propice à la pleine expression de mes capacités.

Ce mouvement de traduction, au sens étymologique du latin transducere, littéralement « conduire la transformation », m’a permis de concevoir l’importance du pouvoir d’agir et de son expression pour les personnes en situation de handicap.

Ce pouvoir d’agir que j’ai conquis souvent et que l’on m’a aidé à développer parfois, m’a permis de construire ma réflexion et mon travail, et m’a conduit par la suite à affirmer ma volonté de contribution, que j’identifie comme un prolongement de ce pouvoir d’agir.

J’identifie aujourd’hui ma situation de l’époque comme une période de survie.

J’étais bloqué dans un mouvement d’handification me privant de ce que j’appelle mon pouvoir d’agir. J’ai compris que mon projet ne pouvait se limiter à vivre, mais devait devenir un projet d’existence, tourné vers les autres.

Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres” disait Hannah Arendt.

A cette période, l’écriture de mon livre Rage d’exister a été déterminante dans le développement de ma réflexion sur le pouvoir d’agir. J’ai le sentiment d’être passé d’une volonté de survie à un désir d’existence.

Ce n’est que progressivement que j’ai découvert que je pouvais donner à cette existence une dimension à laquelle j’avais toujours aspirée, notamment en menant des actions humanitaires internationales. J’ai pris conscience de ma capacité à contribuer utilement à la société.

Cette réflexion personnelle n’a vocation qu’à illustrer que les catégories de “handicapé” et de “valides” sont nécessaires,  autant par ce qu’elles révèlent que par ce qu’elles occultent.

Il est par ailleurs possible de les modulé, de les aménager, de jouer de leur interaction et de leur porosité en fonction de nos engagements, de nos capacités et de nos réalités individuelles et collectives.

J’ai donc pris conscience du flou relatif de la notion de “valide” et de ”handicapé”. C’est pourquoi j’ai pris alors l’habitude de parler de personnes “dites” valides pour qualifier cette catégorie ; je rejoins donc volontiers les réflexions de Vincent Assante qui propose le terme de personnes “dites” handicapées.

Ceci permet de dégager une remarque clé “le handicap n’est pas synonyme d’incapacité globale”, il permet de mettre en valeur des capacités communes , mais aussi des capacités singulières.

Ces capacités doivent être développées et accompagnées. Les personnes en situation de handicap ont des savoirs sociétaux et techniques qui peuvent mener à des innovations.

Celles ci s’appliquent à la fois à des besoins de bases mais aussi à des techniques et technologies plus complexes, notamment dans le champ du numérique.

Dans ce cadre, les savoirs dont je parle ne sont aujourd’hui bien souvent exploités que par accident.

Il me semble essentiel de développer dans l’esprit des travaux de Armatya Sen, une méthodologie nous permettant de mettre en évidence de façon systématique les savoirs en question. En ce sens, les travaux de Patrick Fougeyrollas nous proposent des pistes de réflexions. Ce capital humain est encore trop peu exploré et valorisé.

C’est pourquoi, je défends fermement l’idée que l’accompagnement du handicap par les institutions et les particuliers ne doit plus être conçu comme une charge, mais bien comme un investissement pour l’avenir.

Les personnes en situation de handicap représentent un capital humain en constante évolution, qui se révèle de plus en plus en raison de leur accès grandissant à la visibilité dans tous les secteurs de la vie sociale.

Ce point de vue apparaît d’autant plus important que la société connaît de grandes mutations qui font évoluer les besoins en compétences dans tous les aspects de la vie.

Certains, comme l’économiste Pierre-Noël Giraud dans son livre “L’homme inutile”, soutiennent que nombre de personnes “dites” valides tombent aujourd’hui, ou vont tomber demain, dans ce qu’il appelle des trappes d’inutilité.

Je crois qu’il faut prendre très au sérieux cette notion  d’ « Homme Inutile » et les implications sociales pour les personnes « dites handicapées ».

Il nous faut donc prendre conscience des considérables évolutions des conditions d’emploi au cours des prochaines décennies qui vont accompagner des mutations sociétales majeures, associées aux transitions écologiques.

La crise de la COVID vient accroître la nécessité de repenser les conditions de la contribution possible du capital humain que représentent les personnes en situation de handicap.

Les entreprises sont obligées de revoir en profondeur leurs modes de fonctionnement et la notion de raison d’être doit être prise pleinement en considération.

Un nouveau dialogue doit s’instaurer avec toute la société civile.

Le handicap n’est plus seulement une affaire de politiques publiques mais doit être porté par tous les acteurs, qui doivent inventer ou réinventer ensemble des moyens de contribution à la fois des personnes dites valides et des personnes en situation de handicap ou dites handicapées.

Cette démarche permet de repenser les termes de la co-construction d’une société réellement inclusive, notamment par la mise en évidence de la porosité des catégories de “handicapés” et de “valides”.

Les territoires sont sans doute la bonne échelle pour expérimenter les termes de ce nouveau paradigme socio-économique.

Mais il implique un bouleversement de nos modes d’action, notamment publics. De plus ils sont confrontés aux implications et conséquences de leur transition écologique. Le monde du handicap s’implique-t-il dans ce mouvement ? Comment ?

 

J’ai la conviction que les grandes mutations, la crise sanitaire que nous connaissons et les travaux qui s’engagent sur la cinquième Branche vont nous amener à revisiter fortement, dans le temps long, les équilibres socio-économiques qui structurent actuellement le monde du handicap.

Mais tout ceci va susciter aussi le besoin de réinterroger l’éthique du handicap, et de ses relations avec l’éthique concernant la vieillesse, la santé, la pauvreté, la vulnérabilité …

Je pense que nous serons amenés à travailler ces sujets, plus que jamais au niveau européen et international, dans une perspective multi-culturelle. Je veux m’engager pleinement dans cette action aux cotés de Jean-Luc Simon.

Pour toutes ces raisons, je crois que les travaux du CNCPH doivent être associés à ceux de prospective du Conseil économique Social Environnemental et de l’ensemble des CESER en régions, et peut être demain au Haut Commissariat au Plan, dans une volonté de réflexion dans le temps long.

Une telle association et une telle temporalité seraient propices à une démarche de recherche dans laquelle je commence à m’engager avec d’autres personnes “dites” handicapées et “dites” valides.

J’ai dans cette optique rejoint le réseau de recherche H2I Handicap Innovation inclusive,  réseau transversal composé de chercheuses et chercheurs universitaires dans diverses disciplines.

 

C’est en partant de ces nouveaux paradigmes que je souhaite développer une méthodologie de travail pour le Conseil pour les questions sémantiques, sociologiques et éthiques (CQSSE). J’ai à cœur de susciter et de débattre de visions de l’avenir, confrontées aux réalités que nous vivons aujourd’hui.

C’est pour cela que j’ai besoin de votre savoir, de votre expérience et de la richesse de nos débats, pour que le Conseil puissent s’associer efficacement aux travaux considérables engagés dans les commissions. 

 

Merci beaucoup.

Philippe AUBERT

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